Lettre à un jeune RH

«Prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors» Rainer Maria Rilke

Cher Kevin,

Dans sa première lettre, le jeune Kappus s’adressait en ces termes à Rilke (“Lettres à un jeune poète” téléchargeable sur La Bibliothèque électronique du Québec): «Je n’avais pas encore vingt ans et j’étais sur le point d’embrasser un métier que je ressentais exactement contraire à mes inclinaisons». Le mot que vous avez pris la peine d’écrire – avec passion et authenticité – au rédacteur en chef de RH info résonne des mêmes doutes et envies que ceux de ce jeune poète dont la raison l’incitait à regarder la carrière militaire avec inquiétude alors que son cœur palpitait pour une activité créatrice, avec ses promesses de joie et de lumière, mais aussi ses doutes qui tenaillent, ses failles et ses béances qui pétrifient. Vos questionnements sur les dérives managériales et comportementales qu’on observe souvent en entreprise, votre volonté de « faire évoluer les mœurs » pour reprendre vos termes, et donc vos interrogations quant à la carrière RH que vous voulez embrasser, portent la même énergie vitale. Ce “beau souci de la vie” que Rilke prêtait à Kappus lui fit écrire: «Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les “vivre”. Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses.». Ainsi, de l’indignation, la fougue et l’impatience de votre âge, qui vous enjoignent légitimement à vouloir transformer ce monde, puissiez-vous, votre vie durant, chérir et préserver les deux premiers.

Enfin, votre mot témoigne de la confiance que vous accordez à RH info. C’est une récompense pour le fondateur que je suis et pour tous les experts qui y contribuent, parfois depuis la première heure, comme Maurice Thévenet, c’est-à-dire depuis plus de 10 ans. C’est la raison pour laquelle Patrick Bouvard a souhaité partager votre message, en forme de remerciement d’abord, mais aussi comme un appel à répondre à vos questionnements, pour tenter d’éclairer vos propres réflexions.

Alors je pense immanquablement à ces « vieux cons », jeunes ou vieux (l’égocentrisme n’est pas une affaire d’âge), qui, pensant sincèrement donner des conseils utiles, assènent en réalité leurs propres modèles, visions construites sur des mondes qu’ils n’ont pas su entrevoir pour les premiers ou qui n’existent déjà plus pour les seconds. C’est à cela que je vais essayer de ne pas me livrer car c’est cela même que je veux vous/nous éviter. Mais, je pense aussi à ceux, vieux ou jeunes (Rilke n’avait que 27 ans lorsqu’il répondait à Kappus), dont le regard embrassent encore assez large et dont la sensibilité est encore assez vivace pour avoir des convictions. Ces convictions qui puisent leurs racines et leur force dans les quelques invariants que la confrontation à la vie enseigne mais aussi dans une envie irrépressible d’entreprendre que la jeunesse doit incarner. C’est à cela que je veux essayer de m’employer dans les lignes qui suivent, en demandant votre indulgence au regard de l’ampleur du sujet.

L’entreprise n’est pas étanche !

Ce que vous appelez «mœurs» en entreprise relève de multiples plans qu’il convient de distinguer, non pas qu’ils ne soient pas intimement mêlés, mais parce que cette clarification permet peut-être de mieux identifier ce que l’on peut réellement faire évoluer concrètement dans le cas qui nous intéresse ici.

Les constats que vous dénoncez conduisent de plus en plus à une véritable fracture entre les salariés et l’entreprise au sens large et à une forme de défiance qui se développe alors que les enjeux économiques à relever sont cruciaux. Or, ils impliquent de nombreux paramètres, tant d’ordre sociétal et culturel, qu’organisationnel, managérial ou comportemental. Les mœurs dont il est ici question sont bien des pratiques répandues dans les entreprises et revêtent une dimension collective et individuelle.

Elles puisent bien sûr une part de leur origine d’abord dans les mœurs de la société, les représentations collectives que celle-ci se construit avec sa culture, ses ambitions et ses peurs, et qui transpirent naturellement dans les comportements individuels en entreprise. Les entreprises ne sont pas étanches aux évolutions de la société. Toutefois, la multitude et la complexité des paramètres en question exigeraient à eux seuls une vie de réflexion et au moins une ou deux de plus pour l’action ! Si je pouvais vous livrer les clés pour transformer la cupidité des uns et la lâcheté des autres ou vous éclairer sur les conditions à réunir pour que l’autorité et le sens de l’intérêt général prennent le pas sur le pouvoir et ses abus, que ne l’aurais-je déjà fait ! Aussi, à défaut, ne soulignerai-je dans les lignes qui suivent qu’un seul facteur, structurant de l’évolution de ces mœurs d’entreprise, dont il est ici question.

La culture générale et l’esprit critique

Ce facteur structurant réside dans le sacrifice de la culture générale au nom de l’efficacité immédiate, pan entier de formation en entreprise qui a été abandonné depuis des années au profit d’apprentissage spécialisés et utilitaires. Ce que Patrick Bouvard appelle la «déculturation ambiante» est rigoureusement ce qui nourrit (par nature) les préjugés et constituent par là même ce qui assèche toute pratique réflexive. Les « préjugés sans doute » (sic) deviennent vite des dogmes qui conduisent à l’épuisement : poids des habitudes, benchmark ou encore modélisation, conduisent à réitérer les mêmes schémas sans véritable discernement. Pire encore, nous ne les questionnons même plus lorsqu’ils démontrent leur caractère inopérant (dogme), ce que les «stratégies absurdes» de Maya Beauvallet nous rappellent avec humour et que la réalité des risques psychosociaux nous renvoie brutalement à la face aujourd’hui. Comprendre l’importance de la culture générale, ne serait-ce que pour réhabiliter cet « esprit critique » salvateur, valeur essentielle qui a présidé à la création de RH info, est un défi important pour les entreprises et particulièrement leurs directions des RH.

L’inertie des mentalités managériales

Cet aspect est essentiel car les difficultés que vous évoquez ont aussi une autre raison. Parce qu’il faut bien agir, les praticiens en entreprises, décideurs comme managers de proximité, se réfèrent à des modèles (d’organisation, de management, ou de RH). Ceux-ci, ne sont pas des ensembles conçus d’un seul coup mais résultent d’une adaptation progressive de modèles de représentation à ce que sont les réalités de la vie. Or, lorsque cette confrontation révèle que les modèles ancrés dans les habitudes se heurtent à des difficultés inédites qui semblent insurmontables, deux enjeux se dessinent alors : la capacité à en prendre conscience et la capacité à en imaginer de nouveaux, quitte à les parfaire ensuite dans la durée. C’est dans une transition de ce type que beaucoup d’entreprises se trouvent. Habituées au modèle «industriel» ou «bureaucrate» conçu à des fins de productivité, familiarisées à celui que l’on désigne désormais comme le modèle «post-industriel» tourné vers l’innovation, les entreprises sont confrontées à une équation nouvelle : être capables de répondre simultanément aux deux défis de productivité et d’innovation, sans véritablement qu’émergent, ni dans la théorie ni dans la pratique, de déclinaison «RH» cohérente et efficace d’une telle approche. Les tensions que vous souhaitez combattre proviennent notamment de ce décalage.

Créativité, envie et confiance

Faire évoluer les mœurs, dans le sens que vous appelez de vos vœux, ne se fera qu’à la condition préalable de réconcilier l’entreprise et ses salariés. Ceci signifie conjuguer deux exigences : d’une part, trouver les modèles d’organisation (et leur déclinaison RH) qui permettront de relever ce double défi de productivité et innovation et, d’autre part, redonner envie et confiance aux salariés. Dans cette double perspective, deux aspects, développés dans une série de textes intitulée «engagement, RPS et pratiques organisationnelles» sur RH info et sur ce blog : «un rêve d’entreprise»), doivent être soulignés :

Le premier réside dans le fait qu’il n’y a pas d’exploration dans l’incertitude sans maîtrise de l’alchimie complexe du processus d’innovation: avoir des idées fécondes, savoir les évaluer et les sélectionner, et enfin les développer, les tester et les mettre en œuvre. Or, les entreprises ont le plus souvent un déficit criant sur le premier point que sur les suivants. Une exigence de créativité se pose ainsi à nous et peut être résumée en trois grands enjeux culturels: ouvrir nos capteurs ou «favoriser la diversité» au sens le plus large du terme, savoir prêter attention aux idées qui en émergent donc faire preuve de ce que j’appelle la «curiosité gratuite» et enfin les challenger et les partager collectivement. Ces dimensions renvoient immanquablement aux thèmes de la culture générale, de notre rapport à l’erreur, au culte de l’utilitarisme et à l’esprit critique.

Le second aspect repose sur la capacité à faire naître un cadre qui redonne envie et confiance aux salariés. A leur sentiment de perte de sens il faut réinventer le projet, ce qui ne se fera pas sans restaurer l’autonomie et l’amour du métier qui font le sens même du travail. A leurs sentiments d’impuissance et de non reconnaissance voire d’injustice, il faut reforger cohérence et cohésion, ce qui ne se fera pas sans réhabiliter des valeurs humaines parfois tombées en déshérence comme la bienveillance, l’éthique du Bien Commun voire même la culture du risque. Ces nécessités questionnent sans aucun doute (sic) certaines des valeurs dominantes dans les entreprises. Un questionnement qui va bien au-delà des inévitables thèmes de l’équité et de la transparence que l’on nous proposera dans les mois à venir comme pour rééquilibrer un balancier dont on prendrait conscience qu’il a penché de façon trop unilatérale.

L’avenir appartient à la RH

La fonction RH a là un rôle essentiel à jouer. Un rôle qui ne consiste pas à militer en faveur d’un retour de balancier, en continuant d’opposer le social à l’économique, mais un rôle qui s’inscrit dans la volonté de contribuer à ce qu’une perspective commune émerge. Ceux qui entrent dans la carrière ont là matière à faire évoluer ces valeurs au profit de l’entreprise au sens du Bien Commun qu’elle doit pouvoir représenter. C’est cela son rôle.

Alors, dans cette perspective, Cher Kevin, je vous fais confiance. Pour citer une dernière fois Rilke «prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors».