Au-delà des enseignements immédiats, la crise du Covid donne 3 leçons de vie : humilité, pensée globale et devoir d’humanité.
Il n’y a pas de “monde d’après” mais la “même humanité”
Les crises, parce qu’elles sont des ruptures, sont vécues comme des points d’inflexion qui invitent nombre d’entre nous à projeter leurs peurs et leurs désirs sur un hypothétique « monde d’après ». Or, il n’y a pas de monde d’après car ce dernier est constitué de la même planète et des mêmes personnes, à quelques entrées / sorties près. Il s’agit de la même humanité. Ce sera par conséquent le même monde, avec nous, et c’est pour cette raison que la responsabilité de son devenir nous incombe.
Bien sûr, il y a cette compréhensible tentation d’affirmer que « plus rien ne sera jamais comme avant » car les crises ont pour effet de permettre de prendre conscience de nous-mêmes et parfois y compris de ce que nous ne percevons plus depuis bien longtemps ; un peu comme des parents qui prendraient brutalement conscience que leur enfant est devenu un adolescent à la faveur d’un conflit familial.
Mais pour que ce « monde d’après » ne soit pas un « monde pareil », la question qui nous est posée est bien celle des enseignements que nous réussirons à tirer de cette expérience de vie, qui a été certainement unique pour chacune et chacun d’entre nous.
La profusion des enseignements immédiats
Le premier constat qui s’impose est celui de la profusion des enseignements immédiats de toute nature.
D’abord l’expérience de la distance, avec les formidables opportunités dont elle peut être porteuse mais également le cortège de confusions et de préjugés dont elle est régulièrement l’objet, a nourri de nombreux commentaires. Combien ont en effet affirmé leur avis sur le « travail à distance » sur la base de ce qu’ils·elles observaient d’un travail à distance forcé, improvisé et 100% confiné au domicile ? Combien ont en outre confondu « distanciation sociale » et « distanciation physique », nous rappelant ainsi à quel point le problème n’est pas la distance mais l’absence de liens ?
Cette situation exceptionnelle de travail à distance et d’exposition forcée au numérique a certainement été révélatrice, bien sûr. Elle a par exemple permis de débusquer les brasseurs de vent, confrontés à leur vacuité par l’exigence de productivité que la distance leur imposait. Elle a aussi permis le retour discret de petits chefs à plumes qui ont imposé leur réunion « zoom » du matin, de la fin de la matinée, du début d’après-midi et d’avant la cloche pour assouvir leur besoin de contrôle. Elle a mis en exergue le boulet de la bêtise procédurière et bureaucrate qui accable celles et ceux qui essayent de bien faire. Mais elle a également permis de découvrir de formidables engagements personnels et collectifs et mis à l’honneur des personnes prêtes à s’investir pour faire en sorte que « ça tourne quand même ». Elle a montré que certaines entreprises veillaient réellement aux conditions de travail de leurs salarié·es et que des décideurs pouvaient témoigner d’un véritable sens des responsabilités, y compris en sachant prendre et assumer les risques qu’il fallait pour « assurer le job ».
On entend également de très nombreux enseignements sur le travail, les conditions de son exercice, la valeur qu’on lui accorde, les moyens qu’on lui alloue et la reconnaissance de celles et ceux qui le réalisent. L’utilité, et le « prix », de certains métiers a été comparée à celle d’autres, les applaudissements aux fenêtres ont invité certain·es à clamer les vertus de la reconnaissance morale jusqu’à ce que d’autres rappellent que barrettes, bons points, images et autres « badges » ne font pas illusion et ne se substituent aucunement aux moyens et à la reconnaissance financière que les personnes attendent légitimement en retour des efforts qu’elles consentent. La question du numérique a également fait l’objet de nombreux commentaires, chacun·e constatant la place centrale qu’il a pris, peut-être au point d’en interroger certain·es sur les risques d’une prochaine crise, à la faveur d’une autre forme de virus ! L’acculturation forcée aux outils numériques a permis aussi de fonder des espoirs quant à la capacité à combler un retard dans les usages chez certain·es quand, dans le même temps, on découvrait à force de partage d’écran hasardeux les insuffisances inavouables de personnes aux responsabilités importantes. Travail, informatique et locaux se sont enfin unis avec la prédiction de la disparition de l’open space au profit d’un flex office favorisant les gains de surfaces immobilières et conduisant à voir les grandes villes se dépeupler au profit de villes moyennes et de campagnes désormais désenclavées.
Et puis surtout on a facilement fait le tri entre le bon grain et l’ivraie tant cette situation extraordinaire a – paradoxalement – fait tomber les masques, non pas ceux qui protègent mais ceux qui déguisent à la manière des bautas vénitiennes. D’abord sur un plan moral, comme toujours, en constatant que les pires attitudes de la part de certain·es ont côtoyé les formidables élans de solidarité chez d’autres. Comment en effet mettre sur le même plan d’un côté ces entreprises cohérentes avec les valeurs qu’elles prônent, qui, par exemple, ont eu le moins recours possible au support de l’état ou ont réaffecté leur appareil de production pour participer à l’effort collectif, et, de l’autre, les opportunistes sans vergogne qui ont cherché les effets d’aubaine, en profitant du chômage partiel tout en faisant bassement pression sur leurs salariés pour qu’ils fassent du « volontariat » ? Et puis la brutalité du réel a aussi démasqué les artifices inutiles, comme toujours lorsqu’on n’a d’autre choix que de revenir à l’essentiel. Peut-être a-t-on ainsi par exemple compris qu’être agile c’est voyager léger, faire simple, abandonner les poids inutiles et certainement pas bureaucratiser l’entreprise d’un néo-management fait de méthodes et outils en tout genre.
Bref, de très nombreux enseignements immédiats et concrets ont donc été tirés de cette crise et préfigurent pour certain·es ce monde meilleur que nous appelons de nos vœux et baptisons le « monde d’après ».
Trois leçons fondamentales
Ces observations tirées dans l’instant sont sans aucun doute intéressantes, utiles et pertinentes mais elles doivent aussi nous inciter à aller plus loin, c’est-à-dire à nous interroger en profondeur sur nous-mêmes d’abord et sur notre rapport au monde ensuite, conditions sine qua non des changements que nous prétendons espérer.
Dans cette perspective, nous devons retenir de cette expérience de vie, selon moi, trois leçons essentielles.
Nous sommes fragiles donc nous devons rester humbles
Cette crise a brutalement rappelé la différence entre le risque, qui s’encadre par des méthodes statistiques parce qu’on peut appréhender, et l’incertitude qui est par nature imprévisible. « L’impensable » est advenu. Si certain·es (comme Bill Gates par exemple ou certains films) l’avaient manifestement déjà pensé, c’était un impensable collectif, à savoir quelque chose qu’on ne se représente pas, qu’on ne se figure pas, dont on n’imagine pas que cela puisse être. On peut ici formuler de multiples explications, à commencer par celle d’un sentiment diffus de toute-puissance auquel la maîtrise technologique aurait pu contribuer, mais ce n’est pas l’objet de notre propos.
La leçon que nous devons toutes et tous en tirer est aussi frappante qu’incontestable : c’est celle de notre fragilité. Or si la réalité de l’incertitude invite à la sagesse, la fragilité qui en résulte impose l’humilité. Cette humilité est d’autant plus importante qu’elle n’est pas une simple posture de modestie. En son absence, en effet, le sentiment de toute-puissance risque de très vite aveugler et donc d’amplifier significativement notre vulnérabilité.
Tout est interdépendant donc nous devons penser globalement
Le deuxième constat marquant c’est celui des interdépendances qui nous régissent. On sait naturellement, du moins peut-on l’espérer, les dépendances qui nous lient toutes et tous en tant qu’êtres humains : de la construction de l’identité dans ce que nous tissons avec l’Autre aux dépendances de fin de vie en passant par les métiers de l’ombre sans lesquels nous ne pourrions vivre décemment. Il y a aussi ce que certain·es ont éprouvé, en confinement, dans la sécheresse de la solitude ou au contraire dans l’enfer de la promiscuité. On devrait savoir aussi, tant cela saute aux yeux, la complexité des interdépendances entre l’humain, la planète, la flore ou le monde animal… Cela nous invite à nous interroger individuellement et collectivement sur les conséquences de ce que nous faisons sur tous les écosystèmes dont nous sommes parties prenantes, de fait. Cela nous invite à questionner cette croyance que l’Homme serait le centre d’un Tout qu’il domestique à sa guise sans se demander s’il n’est pas simplement qu’une espèce particulièrement invasive.
Mais si la conscience de ces interdépendances s’affirme tant bien que mal de jour en jour, elles nous invitent aussi, par la complexité des liens qui les régissent, y compris peut-être même de la part de hasard qui les configure, à « penser globalement ». Ceci exige vraisemblablement un rééquilibrage du regard analytique que nous portons sur les choses qui nous entourent, souvent exagérément habités des certitudes de l’expertise, en le complétant d’une appréhension holistique, moins séquentielle et plus prospective. Il nous faut alors vraisemblablement (ré)apprendre à lire les liens que tissent les choses entre elles peut-être plus que les choses elles-mêmes, à ne pas céder aux représentations manichéennes au profit d’une lecture sensible des nuances, à échapper aux trivialités des entendements communs en réhabilitant doute et esprit critique et enfin à décloisonner les domaines de connaissances pour favoriser une interdisciplinarité fertile. En d’autres termes, « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques et penser à l’Homme » comme l’affirmait Gaston Berger à propos de la prospective.
Nous formons une et une seule humanité … nous avons donc un devoir d’humanité
Enfin, ces interdépendances renvoient à une évidence première : nous formons une humanité, une et une seule. « One world, One humanity » s’exclame avec une indéfectible foi mon ami mauricien Siddhartha Hawoldar.
Une crise liée à un organisme vivant qui ne connaît pas les frontières que les humains érigent et derrière lesquels ils se réfugient d’abord, puis s’enferment ensuite. « L’Homme n’a de cesse d’emprisonner la vie » disait Gilles Deleuze dans son abécédaire et nous sommes confrontés précisément à la vie. Pays, gouvernements et sociétés sont questionnés dans leur ensemble. Les entreprises le sont aussi tant dans le sens de ce qu’elles font que dans les pratiques qu’elles développent. Le sujet est vaste et s’étend de l’empreinte écologique à la dimension morale du prix d’un produit – et donc de son accessibilité – en passant par la lutte contre les discriminations, le sens de la mission ou les comptes que l’on rend à la société civile. La fonction RH est bien sûr en première ligne, non pas que le sujet de l’humain lui revienne, mais bien parce qu’elle a de fait un rôle de gardien du temple – et donc de garde-fou – et qu’elle devrait, peut-être peut-on l’espérer, devenir « le jardinier » dont parlait Saint-Exupéry dans sa dernière lettre.
Cette crise offre donc une occasion unique de s’interroger sur l’humanité que nous voulons former avec le monde et par conséquent ce qu’on y apporte.
Cette crise pose ainsi des questions morales dont ni les entreprises, ni les personnes ne peuvent décemment s’affranchir. C’est en quelque sorte un devoir d’humanité. Chacune et chacun apportera ses réponses.