La crise sanitaire de 2020 rappelle à toutes et tous qu’une volonté exagérée de contrôle des risques, malgré des méthodes et moyens toujours plus puissants et efficaces pour les maîtriser, n’affranchit pas de la réalité de l’incertitude.
La vie après ou la vie avec… l’incertitude de la vie ?
Il est étonnant de constater à quel point certain·es, en brandissant le spectre de l’incertitude pour légitimer ce qui les arrangeait ont oublié le risque, là où d’autres, enfermé·es dans la technique sans cesse perfectionnée du management du risque en ont oublié l’incertitude.
Pourtant, le risque s’apprécie par la probabilité et l’on peut s’y préparer là où l’incertitude est par nature improbable.
A jouer sur les peurs liées à l’incertitude, on conduit malheureusement à l’impréparation face au risque. A croire en la toute-puissance des techniques de maîtrise du risque, on en oublie l’occurrence de l’improbable. Et comme « la peur n’évite pas le danger », il serait bien d’y réfléchir dans les pratiques professionnelles. La peur de la conséquence de la réalisation d’un aléa (« le ciel nous tombe sur la tête ») n’a jamais rien changé à la probabilité qu’il se réalise (n’ayez pas peur Gaulois et Gauloises !)…
D’un côté, ces 10 années post-crise 2008 ont donné la part belle à un discours sur la transformation dans un monde digital où tout était devenu et 1, et 2, et 3 et 4.0, de l’usine au consultant en passant par une RH devenue richesse « happy ». Certain·es surfaient opportunément sur la vague de l’incertitude avec l’acronyme VUCA, aussi habilement emprunté aux militaires Nord-Américains que l’agilité l’était à l’informatique ou que le « responsive management » l’est au langage des codeurs. L’agitation des peurs, liées à l’incertitude de ce que l’on ne peut pas prévoir, est un principe vieux comme le monde pour « fourguer » ce qui arrange. « Je suis las jusqu’à la nausée du déploiement d’ingéniosité par lequel je masque l’impréparation » écrivait Charles Du Bos dans son journal intime en 1926… Harangueur·ses de foules, tribuns en tout genre, femmes et hommes politiques ou fournisseurs de sécurité peu scrupuleux connaissent bien le truc ! La peur ou le désir pour vendre. L’aversion au risque est l’un des premiers principes qui a été modélisé en économie (Bernouilli il y a trois siècles). Pourtant, si l’on ne peut pas prévoir l’incertitude, on peut se préparer au risque, en l’approchant, en l’appréciant, en l’estimant. Le risque et l’incertitude sont des principes tout aussi distincts que le sont peur et danger.
Or, lorsque ce discours de l’incertitude perfuse ceux qui managent, voire celles et ceux qui décident, il contribue parfois à les détourner de l’analyse que demande le risque et donc de s’y préparer au mieux.
Le risque est dans le même temps une notion en permanence à l’esprit des industriels, de nombreux secteurs d’activité ou tout simplement de toutes celles et ceux qui y sont quotidiennement exposé·es dans leur pratique opérationnelle. Il suffit d’observer le quotidien d’un·e directeur·trice d’usine ou les problématiques permanentes auxquelles l’agro-alimentaire, l’aéronautique ou le nucléaire sont confrontés pour s’en convaincre. Lorsque le management du risque est mis en normes, ce n’est que pour mieux le comprendre et l’apprécier, certainement pas pour en occulter l’existence mais bien pour s’y préparer au mieux. A mesure que technologies et méthodes se perfectionnent, toutes deux alliées à la puissance des machines et à la profusion des données, le risque s’approche et s’apprécie de mieux en mieux. On y verrait presque un paradoxe : l’incertitude grandit certes dans ce monde complexe et instable mais les expert·es ont paradoxalement une plus grande capacité à mesurer le risque. L’intelligence artificielle nous ouvre en la matière des horizons encore inexplorés et dont nous ne voyons que les prémices. En revanche une meilleure maîtrise du risque ne nous préserve en rien de l’incertitude… dont le charme est précisément de ne pas pouvoir s’estimer à l’aide de probabilités. La puissance technique de l’expertise agit parfois comme un effet d’hypnose ou de halo lumineux : à maîtriser les probabilités du probable on oublie facilement l’improbable. En d’autres termes, à trop vouloir rationaliser l’irrationnel, à glisser inconsciemment vers une forme de croyance aveugle en la toute-puissance de la rationalité méthodologique et technique, l’irrationnel échappe au radar, jusqu’à en oublier l’existence même. Combien de fois avons-nous en effet assisté dans nos vies professionnelles, y compris de dirigeant, à des décisions collectives d’apparence rationnelle et au fond… profondément affective ?
A trop bien maîtriser la houle et le gouvernail, le marin en oublie parfois la vague scélérate, celle qui ne prévient pas, et qui retourne le bâteau.
Il y a là matière à tirer trois enseignements sur la manière de gouverner nos entreprises et sur les pratiques managériales.
- Le premier enseignement, que certains ne cessent de marteler depuis longtemps, est celui du risque de la totémisation de la technologie dont nous devons enfin accepter qu’elle ne nous affranchît d’aucune incertitude. L’improbable a ce charme légèrement perturbant de ne pas être prévisible ! La prochaine crise sera « cyber » ? Peut-être. Ou pas. Devons-nous nous réjouir de l’ominiprésence du numérique qui facilite la réactivité dans cette période de crise ou nous inquiéter au contraire de la fragilité dans laquelle cette dépendance nous place ? Que donnerait en même temps un virus informatique qui se propage encore plus vite que celui qui tue des vies ? Devons-nous nous inquiéter d’un petit malin aux intérêts géopolitiques bien sentis qui s’amuserait à couper les câbles transatlantiques ? S’il y a un monde d’après la crise, ce sera un monde avec l’incertitude à laquelle il faudra non pas s’habituer (on ne s’habitue pas à l’improbable) mais qu’il faudra accepter ! Peut-être s’agit-il là simplement d’une forme d’humilité que certaines cultures savent avoir et qu’elles nomment sagesse, là où d’autres les regardent avec condescendance en se moquant de ce qu’elles considèrent comme du fatalisme.
- Le deuxième enseignement réside dans le fait que la nécessité de cet « apprentissage de l’incertitude » impose des exigences auxquelles certaines entreprises ne sont pas habituées. Ces exigences risquent en effet de se heurter, une fois de plus, à une certaine conception autoritaire et verticale de l’exercice du pouvoir. Non pas qu’il faille là encore brandir l’espoir d’une coopération retrouvée – même si la crise du coronavirus aura aussi montré de jolies choses humaines motifs d’espoir – mais simplement parce que cela impose une émancipation beaucoup plus grande que celle qu’on acceptait, entre d’un côté celles et ceux qui décident et de l’autre celles et ceux qui appliquent avec peu de marges de manœuvre. L’incertitude n’a pas de réponse universelle comme on prendrait une police d’assurance mais elle invite à ce que l’idée de prospective chère à Gaston Berger se propage dans des strates hiérarchiques où l’on ne laissait que la prévision comme principe structurant. En d’autres termes, il s’agit de réhabiliter l’empowerment, à savoir celui d’une véritable autonomie de terrain mise au service d’un bien commun.
- Le troisième enseignement relève de l’éducation que cela exige. Cette émancipation d’action n’est efficace que lorsque chacun·e dispose des moyens de cette autonomie. Il s’agit là d’un formidable enjeu d’éducation et non d’acquisition de connaissances. Il faudra bien un jour enfin penser des apprentissages où l’on ne formate pas mais où l’on cherche à « rendre intelligents » c’est-à-dire où l’on donne des clés pour que chacun.e grandisse ! L’incertitude invite à généraliser un apprentissage qui aide à explorer la complexité, à tisser des liens logiques entre des silos de connaissances et d’expertises, où l’on arrive à voir plus loin que le bout de son métier, à développer une vision dont la sensibilité n’est pas exclue mais au contraire vécue comme un capteur source de richesse et donc d’intelligence supplémentaire, où l’on valorisera la diversité comme une multiplication de ces capteurs, où l’on favorisera enfin esprit critique, débat contradictoire, métissage des idées et tissage de liens comme un enrichissement…
Bref, crise après crise, il y aura toujours du grain à moudre ! Peter Drucker affirmait que « d’essayer d’éliminer les risques, tenter même de les diminuer… peut aboutir au plus grand de tous les risques : la rigidité ».
La première des rigidités, c’est celle des mentalités. Alors, crise après crise, il faudra éduquer. Eduquer sans cesse. C’est-à-dire élever.
Puisons-donc dans ce que cette période complexe nous offre aussi de rappel à la vie. Réjouissons-nous de l’espoir que porte cette puissance d’engagement à son service chez certain·es et qui force gratitude et humilité. Réjouissons-nous aussi de voir que chez certaines entreprises la crise aura montré la cohérence des valeurs ! Il y a dans tout ceci de nombreux signes d’espoir si nous voulons bien les voir et les mettre en avant.
Lorsque qu’une crise révèle aux yeux de toutes et tous les aveuglements passés, elle éclaire aussi les chemins de l’avenir. À nous de les prendre car ce n’est pas la crise qui fera le monde de demain ! C’est nous.