Que dire à ses salariés ?
Le cloisonnement des pratiques et le silotage des processus conduisent parfois à ce que l’entreprise se trouve confrontée à d’importants décalages entre le « dire » et le « faire ».
« Apple existe d’abord pour satisfaire les clients, ce qui bénéficie ensuite aux autres parties prenantes, actionnaires y compris » Steve Jobs (1)
«Apple existed to “delight customers” first — benefits to other stakeholders, including shareholders, followed» in “Steve Jobs and the Purpose of the Corporation”Ben W. Heineman, HBR 12 octobre 2011 (lien)
Lorsque le sens de l’intérêt général signifiait encore quelque chose dans les grandes organisations, « l’esprit critique », au sens le plus noble du terme, apparaissait comme une vertu salutaire, source de progrès pour tous. Mais lorsque celles-ci adoptent parfois des communications dignes de la propagande de la Corée du Nord et des processus aussi souples que les plans quinquennaux de l’URSS du siècle dernier, ce qui relevait de « l’esprit critique » se transforme en « impertinence ».
Alors soyons impertinent lorsque la soi-disant provocation n’a d’autres fins que de faire progresser le bien commun !
Dans cette optique, serait-il impertinent de s’interroger sur le cloisonnement des pratiques et le silotage des processus qui conduisent parfois à ce que l’entreprise se trouve confrontée à de légers décalages entre le « dire » et le « faire » ?
Que de discours en effet sur l’entreprise citoyenne, toute responsable et durable, pleinement engagée en faveur de la diversité, se fracassant sur la réalité prosaïque d’un client à peine écouté par une pauvre opératrice démunie du fond de sa plate-forme offshore tant il sort de la procédure si bien huilée du « Customer Relationship Management » !
Combien de clients pourraient témoigner de leur expérience douloureuse lorsqu’ils ont été confrontés à une entreprise peu prête à revisiter ses processus rigides pour les satisfaire ? Combien d’entre eux, attendant depuis des lustres une légitime réponse à une réclamation pour un service non rendu, ont reçu dans le même temps une nouvelle proposition commerciale, tout aussi intrusive qu’inélégante ? Combien d’entreprises, soucieuses de leur image d’« employer of choice », s’affairent à se parer de vertus pour les uns – les candidats – qu’elles piétinent avec les autres – certains clients – sans même sans rendre compte ?
Que dire en effet aux salariés de cette compagnie aérienne, toute affairée à afficher sa volonté d’être « exemplaire dans sa responsabilité et sa relation envers les clients » qui ne prend même pas la peine de répondre au bout de presque 2 mois à un courrier recommandé demandant le remboursement de frais liés à l’annulation d’un vol et engagés sur les conseils de son personnel ? Que la « responsabilité » et la « politesse » sont deux mots différents ? Qu’ « être à l’écoute de (ses) clients » ne signifie pas leur « répondre » mais juste les « écouter » ? Que « l’écoute » peut se borner à mettre à disposition un formulaire sur Internet, expressément limité à 1500 caractères?
Que dire en effet aux salariés de cette compagnie spécialiste de l’eau et qui place le développement durable au cœur de sa stratégie quand son client reçoit une information de sa mairie plusieurs mois après leur visite, l’informant que cette société avait dépassé le cadre strict de son mandat ? et qu’il n’était bien sûr en rien obligé de suivre les recommandations du courrier qu’il avait peut-être reçu ensuite de la part de cet opérateur privé et qui l’invitait sur un ton presque comminatoire à engager quelques centaines d’euros pour une modification technique qui ne relève d’aucune obligation réglementaire ? Que c’est une manière de rendre « durable » le développement d’une clientèle captive ?
Que dire en effet aux salariés de cette société, spécialiste de l’hébergement informatique, qui après le piratage d’un serveur d’un de ses clients et le dépôt d’une plainte au commissariat, ne trouve pas mieux de lui dire, par la voix de son directeur commercial servile, qu’il doit « s’estimer heureux qu’il l’appelle en personne car à 15 euros par mois l’hébergement d’un serveur dédié, il perd son temps » ?
Il y a ainsi une frontière infime entre la question du client que l’on traite par des processus qui ne souffrent aucun imprévu à celle du mal être des salariés qui, souvent plein de bonne volonté, se sentent empêchés de le satisfaire. Il n’y a qu’un pas entre le constat de communications de façade, trahies par des pratiques qui ne dupent ni le client, ni le salarié, et celui du désengagement de ce dernier.
Bien sûr les organisations sont complexes et nul n’est à l’abri d’une erreur. Quoi de plus humain ? Naturellement la nécessaire standardisation permet de baisser les prix, de pérenniser la qualité et de contribuer par conséquent à la satisfaction du client. Mais elle oblige également à imposer une norme qui traite bien plus difficilement les cas particuliers, plaçant ainsi les salariés, soucieux de bien servir aussi ces clients là, face à un dilemme lorsqu’aucune marge de manœuvre n’est tolérée: « faire ce qu’on lui demande » ou « faire ce qu’il faut » ?
Serait-ce alors impertinent de penser qu’il est parfois nécessaire d’outrepasser la règle, de ne pas suivre le processus à la lettre pour mieux servir ce qui fait la finalité de l’organisation ? N’est-ce pas cela qu’on appelle vraiment l’autonomie ? Ou bien faudrait-il se résigner à ce que cette finalité ne soit que le profit à court terme du « propriétaire » au détriment de la satisfaction de celui qui le nourrit, auquel cas la question du client serait réglée, puisqu’il serait mort ?
Lorsque j’étais jeune consultant chez Hay Management Consultants France, j’écoutais les conseils toujours avisés de mon président Luc Boyer. Luc disait notamment, à très juste titre pour une entreprise de conseil, que « le service c’est des heures non facturées ». J’étais loin de deviner à l’époque la portée que ces propos continueraient à avoir vingt ans plus tard.
Ainsi, dans la même veine, alors que la satisfaction de l’intérêt de l’actionnaire semblait avoir irrémédiablement pris le pas sur celui des autres parties prenantes, un récent article de Ben Heineman dans la Harvard Business Review nous remet devant cette évidence en appelant Steve Jobs à la barre : « Apple existe d’abord pour satisfaire les clients, ce qui bénéficie ensuite aux autres parties prenantes, actionnaires y compris »1.
Impertinence ou esprit critique ?
[1] «Apple existed to “delight customers” first — benefits to other stakeholders, including shareholders, followed» in “Steve Jobs and the Purpose of the Corporation” Ben W. Heineman, HBR 12 octobre 2011 (cliquez-ici)