De la Ressource Humaine à la Richesse Humaine
L’enjeu consiste à nos yeux à passer d’une posture de gestion rationnelle de la Ressource Humaine à celle d’une valorisation de la Richesse Humaine, au profit d’un intérêt commun et partagé.
Parce que les stratégies traditionnelles fondées sur les économies d’échelle ont montré leur limites, parce que les efforts de productivité engagés depuis plus de vingt ans atteignent aujourd’hui un point extrême et parce qu’aucun secteur n’échappe désormais à une intensité concurrentielle drastique et croissante, il est devenu essentiel de placer l’innovation au centre de nos préoccupations. Or, nous l’avons vu précédemment, il ne s’agit plus d’innovation en termes de produits et services, portée par d’importants investissements en Recherche et Développement – le modèle tend à s’épuiser – mais bien d’une innovation managériale et sociale.
Plus précisément, nous visons la capacité d’une organisation, d’une entreprise, à produire de la créativité et à la transformer dans des délais courts, avec des investissements maîtrisés en valeur pour les clients et en rentabilité pour ses actionnaires. Nous visons cette «agilité collective», cette capacité d’adaptation permanente à des environnements changeants et à des contextes concurrentiels imprévisibles ; ce que d’aucuns appellent l’intelligence collective ou l’entreprise apprenante.
Dans cette perspective, on aurait pu croire que l’émergence du concept de «talent» dans le vocabulaire managérial de nos entreprises, au début des années 2000, ouvrait les portes d’une réponse méthodologique à cette préoccupation de créativité immanente. Or il s’agit, selon toute probabilité, d’une illusion. En effet, ce concept est apparu aux yeux du monde professionnel dans le fameux ouvrage : «La guerre des talents»1; l’expression entendait préfigurer à l’époque une ère nouvelle, durant laquelle les entreprises se livreraient à une guerre sans merci pour la ressource distinctive capable de faire ou défaire leur succès à venir ; une ressource en voie de raréfaction pour des raisons essentiellement démographiques – nous y reviendrons. Mais le concept de talent, dans cette approche qui restait finalement traditionnelle, entendait développer la recherche et la promotion d’individualités disposant de capacités exceptionnelles, source de succès. Il s’agissait moins du talent d’une organisation que « des » talents particuliers, que les praticiens de la gestion des Ressources Humaines avaient baptisés «hauts potentiels» depuis bien longtemps déjà.
En réalité, une telle gestion des talents n’est, en fait, qu’une méthode Ressources Humaines supplémentaire ; c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une pure logique de gestion de moyens – certes revisités au regard des craintes contemporaines – s’appuyant sur des instruments et des méthodes qui ont montré leurs limites. Elle n’introduit en rien une novation essentielle à l’objet recherché: cette intelligence collective que nous appelons de nos vœux pour assurer la créativité et l’innovation essentielle à une croissance renouvelée de nos entreprises. Ainsi, non seulement cette gestion des talents n’apporte pas de réponse à la dimension collective, essentielle à l’objectif que nous visons : elle ne fait que focaliser l’attention de tous sur les meilleures individualités à attirer, motiver, et tâcher de retenir ; mais encore elle s’inscrit dans la culture surannée de rationalisation des ressources – sous prétexte qu’elles sont exceptionnelles et rares – censées optimiser la productivité de nos entreprises, mais ne reproduisant en fait que les effets de cloisonnement et d’absence de coopération si nuisibles à la finalité visée, comme si c’étaient ressources matérielles ou consommables interchangeables, sans aucune interaction entre elles.
Il est capital de comprendre aujourd’hui que l’intelligence collective et les potentialités d’innovation qu’elle recèle exigent indubitablement partage, coopération, transversalité et synergies. Il ne s’agit pas par conséquent d’attirer, retenir et motiver quelques individualités hors du commun, mais bien de créer une organisation collective hors du commun. Cette perspective ne néglige pas la gestion de quelques individualités talentueuses qui sauront s’exprimer dans un projet collectif, mais elle met l’accent sur la valorisation des talents de chacun.
Il faut ainsi passer d’une culture de la «gestion des talents» à une «culture du Talent de l’entreprise», c’est-à-dire de faire grandir chacun, de faire en sorte que le talent de chacun nourrisse une capacité collective. C’est cette pratique de gestion des «Richesse Humaine» que nous aimerions porter : nous avons à portée de main une source de créativité considérable, qui seule répondra durablement à l’exigence d’innovation et de souplesse devenues incontournables. Employons nous à ne pas la tarir, mais plutôt à en recueillir la fécondité.
L’enjeu consiste à nos yeux à passer d’une posture de gestion rationnelle de la Ressource Humaine à celle d’une valorisation de la Richesse Humaine, au profit d’un intérêt commun et partagé.
[1] E. Michaels, H. Handfield-Jones, B. Axelrod, Harvard Business School Press, 2001