Les entreprises les plus innovantes sont peut-être en vérité celles qui, loin du tapage médiatique et de ses engouements hâtifs, ont l’originalité de faire face en étant conscientes du travail et du temps que cela exige, sans qu’aucune potion magique les affranchisse des difficultés et du chemin à parcourir.
Il ne suffit pas que les mots fassent sensation pour qu’ils fassent sens
Le microcosme du management contemporain offre une image au packaging impeccable, celui d’une modernité en marche, emballés d’inévitables «éléments de langage» : le «digital» est le déterminant de la «e-transformation» vers un monde devenu «agile, «mobile» et «social». Une «transformation» aux accents de changement de paradigme, d’un vieux monde «1.0» vers un monde «nouveau», baptisé «2.0» dans lequel la «coopération» est le moteur de «l’innovation» grâce à des solutions «collaboratives» en mode «SaaS» qui offrent une incroyable «expérience» aux salariés et permettent de profiter de tous les bénéfices du «cloud». Il ne manque plus qu’un «MOOC» pour ne pas faire plouc et quelques doctes «SPOC» pour emballer le tout dans un «éco-système» où règne le «BYOD», pratique motrice de «l’engagement» de «talents» dont on n’oserait même plus dire qu’ils sont «compétents» et «motivés»… Un peu de «green» pour une touche responsable et «durable» d’une entreprise soucieuse de son image «d’employer of choice» et de la plus grande «compliance», à commencer par celle des mots qu’elle utilise…
Transformation: «passage d’une forme à une autre»
Il est facile de railler et tout n’est pas à jeter dans ces conventions sémantiques car elles permettent aux praticiens de se reconnaître et, on peut l’espérer, d’échanger et partager des idées. Toutefois, à trop favoriser ces «éléments de langage», on risque vite de dissimuler le sens derrière un verbiage aussi inutile que trompeur. Si les hommes politiques français de tout bord nous livre en la matière un éclatant exemple de décrédibilisation, gardons nous de faire de même en entreprise, faute de quoi l’engagement des collaborateurs, si demandeurs de projet, de vérité et de lucidité en pâtirait une fois de plus.
Le «talent» a remplacé la «compétence», quand bien même celle-ci soit-elle rare, depuis le début des années 2000. Pourtant, à bien observer le «talent management» de certaines entreprises (pas toutes fort heureusement) il est bien difficile d’identifier ce qui distingue le concept de talent de celui de compétence… Le «digital» – ou le «numérique» – a relégué les mots «informatique» ou «technologies de l’information et de la communication» au rang des expressions obsolètes. Et que dire de «l’engagement» qui remplace la «motivation» devenue ringarde ou du «changement» qui s’est métamorphosé (sic) en «transformation» comme pour laisser implicitement entendre que cela fait moins mal…
Ces gesticulations sémantiques – même si elles constituent des marqueurs d’une époque – détournent d’une réflexion sur les véritables problèmes à résoudre. Elles véhiculent en outre implicitement l’idée fausse que les solutions seraient simples, connues et maîtrisées.
La transformation, oui, mais pourquoi et de quoi vers quoi ?
Si ce terme de «transformation» emporte aujourd’hui une adhésion certaine c’est aussi parce qu’il correspond à une réalité. Cette réalité a pour origine les modifications du panorama concurrentiel mondial qui conduisent à ce que les choix habituels des entreprises pour construire, maintenir et renouveler leur compétitivité soient désormais insuffisants. En résumé, certes un peu caricatural, là où il fut possible de «mettre en série» une exigence d’innovation (pour renouveler ses avantages compétitifs) et une exigence de productivité (pour tirer profit de ces avantages), il est désormais nécessaire de mener les deux de fronts tant les conditions de compétition sont rudes. Ceci suppose en substance que l’innovation ne soit pas limitée à un processus isolé (certains la réduisent encore, à tort, à une seule question de R&D). Elle doit en effet devenir une exigence permanente, part intégrante de l’ADN de l’organisation, qu’il s’agisse d’imaginer de nouvelles offres comme d’optimiser la rentabilité des offres existantes.
Le débat entre exploitation optimale d’une ressource existante et exploration de ressources nouvelles n’est pas nouveau et chacune de ces deux ambitions mobilise des caractéristiques organisationnelles et des styles de management que l’on oppose volontiers : quand l’innovation appelle transversalité, coopération, faible hiérarchie, etc. la productivité demande en grande partie ce qui a fait le succès du «modèle classique» à savoir division des tâches, organisation hiérarchique et verticale, etc.
Le challenge auquel les entreprises doivent faire face provient d’une triple difficulté.
Cette troisième et dernière remarque incite ainsi à penser que la question n’est pas de savoir comment passer d’une entreprise «1.0» que Charlie Chaplin et les «Les temps modernes» n’aurait pas reniée à une entreprise nouvelle, sans hiérarchie et où la coopération serait naturelle grâce au digital.
En revanche, il convient d’inventer très concrètement la panoplie opérationnelle des modes d’organisation et des manières de manager dessinant les contours de ce que l’on pourrait appeler une «entreprise liquide » (Par analogie aux travaux de Zygmunt Bauman sur la «société liquide» 1998).
La slow transformation et l’authenticité
Au fond, la question qui se pose aujourd’hui derrière ce vocable de «transformation» reste la même depuis toujours : comment une organisation humaine réussit-elle à s’adapter sous la pression de son environnement concurrentiel pour maintenir et renouveler sa compétitivité ?
Les caractéristiques du contexte concurrentiel ont ainsi certainement permis pendant longtemps de répondre à cette question en se «contentant» de décliner des modèles organisationnels et managériaux connus et maîtrisés. Or, dès lors que ces caractéristiques changent (pouvoir du côté du client, instabilité et imprévisibilité plus importante, plus grande complexité des problèmes à résoudre, globalisation des échanges, etc.) et qu’il convient de combiner deux exigences antagonistes, l’emploi de modèles stéréotypés devient caduque. En d’autres termes, lorsqu’il faut faire face à l’imprévu ou à des problèmes auxquels on n’a pas eu l’habitude d’être exposé, puiser dans une bibliothèque de solutions identifiées et standardisées est inopérant.
Au fond, 2 points sont à noter.
Ce faisant, les entreprises les plus innovantes ne sont alors peut-être pas celles qui prêchent les vertus d’un nième modèle, qu’il soit libéré, fluide ou digital ou qu’il mobilise de nouveaux concepts que l’on qualifie aussi vite de stratégiques que de révolutionnaires.
Les entreprises les plus innovantes sont peut-être en vérité celles qui, loin du tapage médiatique et de ses engouements hâtifs, ont l’originalité de faire face en étant conscientes du travail et du temps que cela exige, sans qu’aucune potion magique les affranchisse des difficultés et du chemin à parcourir.
Des entreprises qui, mobilisées sur le sens de leur projet et fortes de leurs valeurs, gardent le cap en faisant preuve de constance et qui illustrent à merveille cette formule de Montaigne : «c’est une belle harmonie quand le dire et le faire vont ensemble».
Des entreprises authentiques qui s’engagent dans une transformation qu’on baptiserait volontiers de «slow transformation», puisqu’il est de bonne gestion de désigner les choses pour les faire entendre. Et pour les désigner avec des vieux mots ringards, cette faculté à travailler pour résoudre un problème rencontré dans une situation professionnelle, ramenée à un plan individuel, a un nom, certes désuet mais tellement urgent à réhabiliter : l’autonomie professionnelle.