Il est logique de se demander s’il est raisonnablement possible de s’engager dans un projet d’entreprise dénué de toute forme de responsabilité morale à l’égard de la société civile dans son ensemble. La réponse est évidemment non !
RSE, bien commun et projet d’entreprise
Article publié dans le MAG RH N°8 en novembre 2019.
En 2014, plusieurs acteurs de l’industrie pharmaceutique Nord-Américaine avait été pointés du doigt, notamment par Hillary Clinton, pour avoir augmenté brutalement le prix de certains médicaments vitaux, et ce dans des proportions ahurissantes. Martin Shkreli, alors CEO de Turing Pharmaceuticals qui avait augmenté un de ses produits de 5000%, était au centre de la polémique et fut alors désigné comme l’homme « le plus détesté » des Etats-Unis. Dans un entretien sur CNBC, le CEO de Valeant vantait de son côté les mérites de sa stratégie de croissance par acquisitions, financée par une dette aussi galopante qu’importante, comme la meilleure option pour ses actionnaires. Plusieurs articles fustigeaient alors sa propension à servir le seul intérêt de ses actionnaires au détriment de celui des patient·es. Elu CEO de l’année en 2015, il fut limogé en 2016, sa stratégie explosant en vol, puis arrêté ensuite pour soupçons de fraude. Warren Buffet le donna alors en exemple de ce qu’il ne faut pas faire pour présider aux destinées d’une entreprise.
Cette histoire donne évidemment la nausée. On pourrait l’ignorer et lui laisser la place que mérite certains de ses protagonistes, en l’occurrence celle des oubliettes des petites histoires de la médiocrité humaine. Le problème est qu’elle entretient malheureusement une représentation aussi manichéenne qu’erronée d’une certaine forme d’entreprise, dont la raison d’être est pervertie par quelques tristes figures aussi peu soucieuses du bien commun que de l’intérêt général.
En toile de fond, cette histoire pose deux questions :
- Une question évidemment d’ordre moral et c’est la perspective même de la RSE ;
- Et celle de l’équilibre entre les parties prenantes, indissociable de la précédente.
Considérer l’entreprise et son projet comme un bien commun contribue précisément à tenter de réaligner les intérêts de ces parties prenantes : la satisfaction des intérêts particuliers découle de la réussite du projet collectif, et non l’inverse. Cette lecture s’inscrit dans la tradition dominicaine de la conception du bien commun dans laquelle « c’est en lui que se résout la possible antinomie personne-communauté » (de La Soujeole & Morin, 2008, p. 201). En d’autres termes, la partie a besoin du succès du tout comme le tout a besoin, pour son propre succès, de chaque partie. Cette conception s’inscrit au fond dans l’essence même de ce qu’est l’entreprise dont la finalité réside d’abord dans sa raison d’être. L’existence d’un bien commun est en effet essentielle à tout édifice social (Fessard, 1969) et, par ailleurs, tout « principe de responsabilité » au regard de ce bien commun s’inscrit nécessairement dans une logique prospective (Jonas, 1990) : c’est une responsabilité face à l’avenir. Il en résulte que tout·e responsable, quel que soit son rang, doit inscrire son action et ses arbitrages dans la perspective de ce qui est bien ou mauvais pour le projet d’entreprise dans la durée. Une capacité d’arbitrage permanent entre le respect du but partagé et les affres de la réalité concrète, en ne sacrifiant pas l’avenir. C’est précisément ce qu’exprimait Franck Riboud lorsqu’il rappelait que « l’intérêt des actionnaires, celui des consommateurs, celui des pouvoirs publics, celui des salariés bien sûr, etc. Les critères à partir desquels j’arbitre doivent répondre à une seule question : l’intérêt de Danone à long terme est-il accompli ? » source
Dans cette perspective, la confiance entre la partie (les salarié·es par exemple) et celles et ceux qui incarnent le tout passe certainement beaucoup plus par ce qui relève du « juste » que par le « bien » en tant que tel. Le bien, en tant qu’il désigne la finalité, relèverait dans le cas présent de la pertinence de la raison d’être et de son caractère acceptable aux yeux des parties prenantes, voir au-delà (la société, lorsqu’on s’inscrit dans une perspective RSE). En revanche, une fois celui-ci défini, c’est-à-dire une fois le projet acté, il devient de fait un bien commun entre les parties prenantes. En ce sens, il est de nature à transcender leurs intérêts immédiats. Les responsables, en cela qu’elles·ils incarnent le tout, doivent alors démontrer au quotidien que leurs décisions sont « justes », c’est-à-dire qu’elles servent l’intérêt du Bien Commun.
Or, il n’est malheureusement pas rare de voir des entreprises publiques ou privées dans lesquelles une collection d’indicateurs fait office de « projet » et dont les objectifs sont non seulement imposés par le poids déséquilibré des intérêts d’une seule des parties prenantes mais aussi parfois totalement déconnectés des contraintes du réel.
Cette confusion entre la finalité et les objectifs (qui en jalonnent la réussite) a de multiples conséquences qu’il n’est pas difficile d’imaginer : interrogations sur la sincérité des responsables, désinvestissement d’une partie du corps social et souffrance de l’autre, prolifération des postures calculatrices au détriment de la réussite collective, parfois même tricherie organisée lorsque les injonctions sont inaccessibles.
Pourtant, on le sait depuis longtemps, un indicateur ne fait pas sens. Napoléon ne disait-il pas « je gagne mes batailles avec le rêve de mes soldats » ? A l’instar du slogan soixante-huitard qui clamait qu’« on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance », gageons que les grognards ne se satisfassent pas des exigences dictées par une seule partie prenante et traduites en quelques objectifs chiffrés dont on pense qu’ils seront atteints à marche forcée. La réussite est toujours collective et elle suppose l’engagement de toutes et tous. Or, ce dernier n’est pas qu’affaire de récompense matérielle mais aussi de reconnaissance réelle, d’autonomie et de sentiment d’utilité, d’adhésion à une finalité qui donne sens aux efforts que l’on consent. Dans cette optique, il est alors logique de se demander s’il est raisonnablement possible de s’engager dans un projet dénué de toute forme de responsabilité morale à l’égard de la société civile dans son ensemble. La réponse est évidemment non.
Références
- Fessard, G. (1969). Autorité et bien commun. Paris: Aubier-Montaigne.
- Jonas, H. (1990). Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique. Paris: Les Editions du Cerf.
- de La Soujeole, B.-D., & Morin, R. (2008). Le bien commun et la relation personne-communauté: tradition dominicaine et modernité. Etat et bien commun: perspectives historiques et enjeux éthico-politiques (pp. 199-216). Berne: Peter Lang SA.