Le leader moderne n’est pas celui qui fait envie mais bien celui qui inspire confiance, qui donne envie, qui s’inscrit dans la communauté qu’il·elle sert, et qui s’expose en chair et en os pour porter le projet auquel il·elle s’identifie et croit

Donner envie plutôt que faire envie !

Extrait de l’ouvrage « Le plaisir d’entreprendre » Patrick Storhaye, Editions EMS (2012)

Le charisme, entendu comme une qualité quasi extraordinaire d’une personne qui lui permet d’exercer une fascination sur les autres, au point de s’imposer comme leur chef·fe, presque comme s’il·elle était investi·e d’une volonté divine (Weber, 1971) est dangereux car il ouvre la porte à toutes les manipulations possibles. L’histoire a maintes fois montré les drames que pouvait provoquer la rencontre de cette forme de charisme avec l’attente silencieuse du plus grand nombre. Le charisme de certaines grandes figures du capitalisme, comme celui de Steve Jobs par exemple, s’inscrit peut-être dans cette dimension mystique, celle du leader providentiel, véritable figure emblématique qui fascine les foules. Qu’il s’agisse d’une caractéristique objective de la personne comme y invite l’origine grecque du mot[1] ou d’une contingence « situationnelle » (Dobry, 1986), résultat de la rencontre d’une personne et d’un contexte, le concept de charisme est indissociable des thèmes du pouvoir et du leadership.

L’objet qui nous intéresse pourtant ne relève ni du charisme messianique évoqué plus haut, ni des formes de leadership centrées sur l’individu et son pouvoir, et qui « devient en partie responsable du syndrome de l’individualité qui balaie le monde et mine les organisations en particulier et les communautés en général. » (Mintzberg, 2008).

Le concept de charisme auquel il est fait appel dans le cadre qui nous intéresse ici, relève peut-être de l’abus sémantique mais il vise à traduire une double nécessité :

  • les projets et les discours doivent être incarnés par des personnes en chair et en os, par des leaders de préférence issues de la communauté et donc reconnu·es par celle-ci ; des femmes et des hommes qui donnent corps et vie au projet qu’elles·ils portent, représentent et transmettent ;
  • et ces leaders doivent posséder des qualités de séduction ; cette séduction qui vient en partie du discours sincère auquel elles·ils croient profondément et qu’elles·ils ont envie de transmettre avec plus de tripes que de tableaux Excel.

Le mot « charisme » marque cette idée de séduction qui entraîne les autres. Il possède également cette sonorité si proche de celle de la « chair » qui lui confère cette qualité d’incarnation qui nous semble devoir être ajoutée au squelette du chiffre.

Cette propriété ne doit pas être celle d’un·e seul·e mais bien celle de l’ensemble du management de l’entreprise, pour que chacun·e à son niveau, sur son périmètre de responsabilité, porte avec envie et passion le projet dans lequel il·elle s’est investi·e. Il ne s’agit pas de transformer les rôles de chacun·e en une sorte de porte-parole gesticulatoire mais que chacun·e des « acteurs » de l’entreprise apprenne à porter son projet et la manière dont il s’inscrit dans une communauté avec passion, envie et engagement. L’expérience de la pratique est pourtant claire, surtout lors de réunions de début d’après-midi où l’asthénie post-prandiale pousse même les plus stakhanovistes à piquer du nez dans leur smartphone : un peu moins de chiffres, un peu plus de vie ! Un peu plus de cœur, pas moins de raison !

Lorsque Mintzberg appelle de ses vœux un « leadership partagé », qu’il dénomme « communityship », (Mintzberg, 2008), il fait référence à deux idées forces.

  • La première consiste à se débarrasser du culte de l’individu, « cette panacée que représente l’individu en tant que solution des problèmes du monde» (ibid). Cette idée renvoie également à une conception du talent encore très centrée sur des qualités distinctives d’individus « remarquables » en occultant l’enjeu central du « talent collectif », celui de tous les collaborateurs et collaboratrices, que l’on développe et met au service d’un projet commun. Le charisme que nous réclamons consiste en cette capacité de toutes et tous à transmettre le projet en donnant envie par la force de la sincérité du discours.
  • La seconde idée force réside dans la légitimité même du leadership, celle qui se « mérite à l’interne » pour reprendre le terme choisi par Mintzberg et qui ne peut donc s’inscrire que dans la communauté. C’est cette même dimension que nous donnons au charisme, celui qui provient de la légitimité des personnes et pas du statut d’un·e seul·e.

En résumé, il ne faut pas se contenter de quelques leaders qui imposent leur vision, si pertinente soit-elle, ou de quelques chef·fes qui galvanisent les troupes lors d’une grande manifestation. Il faut aussi des managers, engagé·es certes, mais surtout légitimes et qui font corps avec ce qu’ils·elles font et le transmettent avec passion. Donc des managers qui s’exposent.

Le leader moderne n’est pas celui qui « fait » envie mais bien celui qui « inspire » confiance, qui « donne » envie, qui s’inscrit dans la communauté qu’il·elle sert, et qui s’expose en chair et en os pour porter le projet auquel il·elle s’identifie et croit. L’engagement du corps social est à ce prix : transformer en profondeur notre représentation du modèle du leadership, passer de la réussite individuelle à celle de l’aventure communautaire, du·de la chef·fe qui ordonne au « compagnon » qui accompagne, de celui·celle qui dirige à celui·celle qui inspire, de la direction au sens, de l’ordre intimé au charme de l’intime, du pouvoir à l’autorité.

A l’opposé du pouvoir qui s’exerce par une contrainte externe à celui·celle qui s’y soumet, l’autorité s’impose d’elle-même et appelle la reconnaissance. Il s’agit de l’autorité qui porte et incarne le projet, celle qui mobilise sur l’avenir.

Dans le sillage d’Hegel qui affirmait que « le résultat n’est rien sans son devenir », le leadership moderne sera une affaire d’autorité du devenir. Une autorité qui ne tire pas sa légitimité de son ancrage dans la tradition du passé mais « cette autorité du futur qui oriente l’action et lui donne sens » (Revault d’Allonnes, 2005).

Références

Dobry, M. (1986). Sociologie des crises politiques. Paris: Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

Mintzberg, H. (2008, 3). Leadership et communityship. Revue Gestion , 33, pp. 16-17.

Revault d’Allonnes, M. (2005). Crise de l’autorité, crise de la transmission. Semaines Sociales de France: https://cafephilo93.fr/images/PDF/crise%20de%20lautorit%20%20confrence.pdf

Weber, M. (1971). Economie et société. Paris: Plon.

[1] En grec, « kharisma » signifiait une faveur que reçoit une personne sans mérite de sa part, une sorte de don de la grâce divine.