Extrait de l’ouvrage “Le plaisir d’entreprendre” de Patrick Storhaye, EMS 2012

Je ne crois pas à l’opposition systématique du malaise des salariés au soi-disant cynisme de l’entreprise qui conduiraient à des réalités inconciliables. S’il y a cynisme, c’est de celui des Hommes dont il est question. Ces représentations sont en effet contraires à l’expérience de la vie d’entreprise, celle qui livre son lot de bonnes intentions, de maladresses, de désarroi face à la complexité et d’inertie face aux grands chambardements.

La pression de la finance de marché et le poids excessif des actionnaires, fondamentalement désintéressés du métier, ont certainement conduit à ce que l’entreprise abandonne progressivement ce qui en faisait la dynamique et l’équilibre : son projet donc sa raison d’être. Le constat de ce déséquilibre, les risques qu’il engendre et les pressions sociétales questionneront vraisemblablement tôt ou tard jusqu’à l’objet social de l’entreprise et les textes qui l’encadrent.

Quelle que soit la forme de ces évolutions à venir et les (dés)équilibres qui s’établiront, nous appelons de nos vœux une entreprise qui retrouve un comportement entrepreneurial fait de sens de l’innovation, de prise de risque et de pro-activité. Une entreprise dans laquelle l’autonomie et l’initiative des acteurs est valorisée, parce qu’elles en constituent l’un des moteurs essentiels. En somme, une entreprise où l’on « entreprend avant de prendre ».

Entreprendre c’est fondamentalement bâtir un projet qui donne envie et offre une perspective réaliste de satisfaction des intérêts de toutes les parties prenantes. Un projet dont la portée, l’ambition et les perspectives de gains transcendent les intérêts particuliers au point de devenir un Bien Commun. Un bien qui résiste à l’épreuve du quotidien et aux inévitables tiraillements qu’il impose. Une ambition supérieure qui permet à chacun de ne pas chercher à maximiser coûte que coûte son bien-être ou son profit immédiat, mais de faire fi des imperfections de la vie, des efforts inutiles, des erreurs et des errances, pour une raison simple : chaque acteur est intimement convaincu que sa contribution sera honnêtement reconnue.

En l’absence d’une telle perspective, l’entreprise s’expose à deux risques :

  • les meilleurs tenteront d’autres aventures sous d’autres cieux (chez les concurrents par exemple) ou d’autres formes (en devenant par exemple des indépendants)
  • les plus faibles, contraints par la force des choses, continueront à souffrir, exposant ainsi l’entreprise sur les plans juridique, financier et moral.

Oublier qu’entreprendre relève du besoin vital, parce que le travail permet à l’Homme de se révéler à lui-même, revient à réunir les conditions de l’assèchement. Les entreprises qui font le pari du formidable potentiel de motivation des personnes disposeront d’un capital d’une richesse infinie. Les autres verront leur structure se vider lentement de leur meilleure ressource, jusqu’à ce qu’elles ne deviennent que de simples assembleurs de services, réalisant alors la prophétie des « nouveaux marchands » (Boyer & Scouarnec, 1999), selon laquelle la compétence individuelle se monnaierait comme un service ou se regrouperait en petites structures.

Quand Antoine Riboud affirmait que « les ressources de la planète sont limitées, les ressources de l’homme sont inépuisables s’il est motivé », il posait les jalons d’une philosophie d’entreprise dont on peut craindre qu’elle ne soit disparue ces trente dernières années. Mais elle reviendra, à n’en pas douter, non pas par la mutation vers une économie du savoir comme on aurait pu naïvement le croire mais par la pression conjointe de la société civile et des conséquences du mal vivre dans une certaine forme de travail.

Pour relever ce défi contemporain, l’entreprise moderne ne pourra pas se contenter d’emprunter « la voie que l’esprit doit suivre pour atteindre la vérité » (Descartes). Elle devra explorer un réseau de chemins, parfois de traces et d’empreintes, parfois peut-être même sans destination clairement identifiée.

Car, au fond, nous devons réapprendre que pour entreprendre, il faut accepter l’idée qu’aucune route n’est stérile, à la condition de savoir donner une suite aux nécessaires errances de la créativité, pour que la matière et l’énergie emmagasinées puissent ressortir à l’air libre.

Cette entreprise-là, innovante et entreprenante, n’a pas « replacé l’humain au cœur de son dispositif », comme on placerait le combustible au plus près du moteur, mais elle est à l’image de l’Homme : celui qui ne peut devenir Homme qu’en restant un enfant qui aime la vie et les autres, les mains dans la terre, le regard toujours tourné vers le ciel. Un homme qui en somme met toute une vie à apprendre à redevenir un enfant. Une entreprise où la diversité l’emporte sur la conformité, où l’accent musical et rocailleux du Sud-Ouest remplace le langage techno-marketing convenu d’un management modélisé et stéréotypé, où la fraternité de l’équipe ouvre la voie aux belles joutes et peut-être même aux grandes victoires, où la gourmandise, celle que l’on décèle dans le « plaisir de travailler » de Maurice Thévenet, a encore un sens.

Dans cette entreprise là, la vie l’emporte sur les dogmes, l’aventure l’emporte sur le confort. Une entreprise où l’on s’autorise, où l’on sait autoriser, où la passion porte et emporte plus loin que la peur de ne pas être conforme. Une entreprise où ce « qui compte » prévaut sur ce qui « se compte » (Guillebaud).

Une entreprise où l’idée de prospective, indissociable de celle de l’entrepreneur, prend le pas sur celle de la prévision, si chère aux gestionnaires.

Cette entreprise-là n’est pas manichéenne. Elle n’oppose pas les modèles entre eux. Elle choisit de les combiner, en découvrant un autre rapport au temps. Un rapport au temps que lui imposent les exigences concrètes pour réussir le projet d’affaires qui la fédère, et non pas celui que telle ou telle partie prenante lui impose de fait. Un rapport au temps qui est protéiforme et hétérogène parce qu’il sait distinguer les rythmes, parce qu’il sait discerner ce qui appelle ouverture et respiration de ce qui a besoin de convergence et d’action. Car le plaisir d’entreprendre ne réside pas dans la création ou l’action mais dans la combinaison des deux au service d’une perspective.

Construire cette entreprise, porter ses projets et réussir l’ambition qui les sous-tend, demande à ce que l’on puisse y douter, oser, essayer, provoquer si nécessaire, créer, se tromper parfois, mais ne jamais se laisser enfermer dans un conformisme bien-pensant.

Tout travailleur est un créateur” (Paul VI)

Rêvons enfin ensemble d’une entreprise que l’on n’a peut-être pas « réenchantée » avec utopie mais où l’on a bien « réveillé le sens » pour reconstruire un espace « d’entreprendre » – ensemble – dans lequel chacun s’expose et s’exprime, parce que c’est bien là le sens et l’essence du travail.