Certaines légendes urbaines sont tellement symboliques qu’on aimerait presque qu’elles soient vraies.En 1958, le Reader’s Digest aurait publié une anecdote relatant l’espièglerie de Niels Bohr (physicien Danois, prix Nobel de physique en 1922), qui, lorsqu’il était étudiant, aurait donné une réponse certes juste mais volontairement provocatrice, malicieuse et hors sujet à un énoncé de physique soumis par son professeur. Il aurait en effet proposé de calculer la hauteur d’un immeuble avec un baromètre, et ce de plusieurs façons, dont une qui consistait à aller voir le concierge dudit immeuble et de lui dire : « si vous me donnez la hauteur de cet immeuble, ce joli baromètre est à vous » (source)
Vraie ou imaginée, ou tout simplement « vraie parce qu’inventée » comme dirait Boris Vian, cette anecdote souligne une savoureuse irrévérence. Elle nous renvoie à la propension des organisations, qu’elles soient privées ou publiques, à laisser peu de place à ce qui sort du cadre normé et établi. Cette anecdote éclairerait aisément bien des pratiques en entreprise.
Ce dont il est ici question relève finalement de l’éternel débat entre la norme et la liberté, entre la règle et la vie, entre un principe d’économie et un principe d’adaptation. Or, dans cette optique, l’excès du premier peut conduire à scléroser une organisation au point de la mettre en péril.
L’organisation, comprise comme un système complexe et fragile, a besoin de se transformer, d’autoréguler ses excès, d’adopter de nouveaux principes de fonctionnement pour s’adapter à des contraintes sans cesse changeantes. Il en va de sa survie. Or, en la matière la « consanguinité » est rarement un facteur de progrès.
Tout système qui privilégie, consciemment ou non, la reproduction à l’identique des éléments qui le composent et des principes qui en régissent les interactions est condamné à voir sa survie questionnée à plus ou moins long terme.
L’absence de confrontation à la contradiction et d’acceptation de la diversité conduisent à réduire la capacité d’adaptation dudit système, à la manière d’un organisme qui n’aurait pas été exposé à un virus, ni vacciné. De la même manière qu’un organisme vivant a besoin d’exposition à la différence pour renforcer ou enrichir son patrimoine génétique, l’entreprise a besoin d’une certaine variété pour s’adapter. En la matière, l’entreprise doit considérer la différence comme une ouverture du champ des possibles et non comme une opposition doctrinaire.
Or, la conformité est devenue ces dix dernières années l’un des principes les plus structurants de nombreuses entreprises, qu’elles soient cotées et soumises à la loi Sarbanes-Oxley ou non. D’abord la conformité fut une des conditions essentielles de l’organisation scientifique du travail dont nombreux processus s’inspirent encore. La conformité est ensuite une conséquence naturelle sur l’entreprise de la volonté de réduction des incertitudes en grande partie dictées par la finance de marché. Et enfin la conformité facilite peut-être également l’exercice d’une certaine forme de pouvoir.
Il ne convient pas ici de suggérer une non-conformité rebelle permanente comme principe de fonctionnement de l’entreprise mais d’introduire l’idée qu’elle ne doit pas empêcher la nécessaire diversité dont a besoin toute organisation pour progresser.
Certes, il est toujours difficile de démontrer objectivement une corrélation forte entre diversité et performance, de la même manière qu’il est hasardeux d’affirmer de façon péremptoire l’existence d’une homothétie entre qualité du management des ressources humaines et performance économique. Si la relation causale entre diversité et créativité est probable, elle ne s’exprime véritablement que sous un ensemble de conditions, notamment liées au contexte.
Deux affirmations semblent pouvoir au demeurant être formulées :
- La première consiste à penser qu’accepter intimement la diversité au sens le plus large du terme constitue au minimum une source incitatrice au développement de la créativité. Or, cette dernière est devenue une nécessité pour les entreprises.
- La seconde consiste à voir plus loin que la vision juridico-légale courante, et au demeurant utile, comme le souligne très justement une note de réflexion sur ce thème, conduite sous la direction de Jean-François Chanlat et Stéphanie Dameron dans le cadre de la chaire Management & Diversité de Paris Dauphine: « questionner le lien entre valorisation de la diversité et performance implique, de prime abord, de dépasser une perspective purement éthico-sociale pour embrasser un prisme analytique intégrant la diversité, soit-elle d’âge, de genre, d’origine ou de condition, parmi les ressources mêmes de l’organisation» (source)
Dans cette optique, nous développerons deux idées forces:
- la diversité des personnes ;
- la liberté de parole.
La diversité des personnes
Là où la loi française impose de respecter une diversité qui devrait être naturelle, là où la discrimination positive Nord-Américaine conduit à comptabiliser les minorités visibles, il conviendrait de promouvoir la diversité la plus complète, c’est-à-dire celle des cultures, des profils, des compétences, des parcours, des identités, bref de tout ce qui fait la richesse de l’humain.
C’est cette même exigence de décloisonnement, cette exigence d’acceptation de « l’Autre » dans tout ce qu’il « Est », qui est essentielle pour les entreprises et leur permettront de passer du stade des “ressources” à celui de la “richesse” humaine, c’est-à-dire passer d’une “ressource” que l’on gère à une “source” que l’on développe.
Cette diversité des profils individuels, dans toutes leurs dimensions, favorise immanquablement la variété des points de vue, des façons de penser, des références et nourrit ainsi un bouillonnement intellectuel, source inépuisable de richesse pour l’entreprise si celle-ci lui permet de s’exprimer.
La liberté de parole
Lorsque le sens de l’intérêt général signifiait encore quelque chose dans les grandes organisations, l’esprit critique, au sens le plus noble du terme, apparaissait comme une vertu salutaire, source de progrès pour tous. Mais lorsque celles-ci adoptent parfois des communications « langue de bois », ce qui relevait de l’esprit critique devient impertinence.
Or, la “marge de variété” essentielle à l’évolution d’un système doit pouvoir s’exprimer pour porter ses fruits. Dans cette optique, deux conditions minimales doivent être réunies: « pouvoir dire » et « savoir écouter ». Chacun sait que ces deux conditions sont difficiles à matérialiser au quotidien dans une entreprise.
Le « pouvoir dire » demande d’abord un auditoire ou un interlocuteur, et l’on ne dispose pas systématiquement d’un accès à celui qu’il faudrait; il exige ensuite une certaine capacité à formaliser, ce qui n’est pas nécessairement donné aux mêmes personnes que celles qui ont réellement quelque chose à dire; et il requiert enfin une bonne dose de courage pour s’exposer dans un système qui incite plutôt à l’autocensure.
En outre, lorsque Michel Crozier replace “l’écoute”, celle qui « s’intéresse passionnément » (Référence) à l’autre, comme l’un des enjeux clés des entreprises, c’est dire s’il s’agit d’une attitude répandue ! C’est une valeur essentielle mais parfois oubliée du management.
En réalité, il y a beaucoup plus d’irrespect de l’intérêt général dans le conformisme du rond-de-cuir servile que dans la « PROvocation » de l’espièglerie bienveillante des gens passionnés. Il faut en quelque sorte réhabiliter cette forme d’impertinence constructive qui lutte contre la tyrannie des « bien-pensants ». Un franc-parler qui, en désacralisant le pouvoir, le met en perspective. La liberté d’expression que l’entreprise tolère lui donne les garanties de son adaptation. La provocation amicale, en cela qu’elle permet de sortir des sentiers battus, est certainement l’un des principes nourriciers de la « pensée latérale » (De Bono, 1973)
Or, il est certain que réintroduire le principe du débat contradictoire n’est pas chose aisée dans certaines organisations, mais c’est pourtant essentiel ! Et ce qui suppose naturellement un climat de confiance.