L’IA est aussi prometteuse qu’artificielle. Comprendre ses limites intrinsèques aide la fonction RH à mieux identifier ce qu’elle peut en tirer.

L’engouement pour l’intelligence … artificielle

L’année 2017 aura été marquée par un engouement pour l’intelligence artificielle (IA) qui frise la frénésie, y compris dans le domaine RH. Le microcosme médiatique et les commentateurs en tout genre s’en sont emparée pour le meilleur et pour le pire, au point où l’on pourrait se demander s’il ne suffit pas désormais de construire un arbre de décision avec deux branches pour le qualifier d’IA. Il ne manque plus que de combiner ces petits arbres pour en faire une forêt [1] dans un programme qui corrige ses erreurs en confrontant les résultats prévus par l’algorithme au réel observé pour qu’on augmente cette IA des bienfaits d’un « machine learning » de circonstance.

L’année 2016 a également été celle où l’IA a fait l’objet du plus grand nombre de publications scientifiques [2], témoignant de l’essor d’un domaine dont les conséquences réelles et potentielles sont telles qu’il constitue un sujet d’intérêt général (voir notamment la consultation nationale lancée en France par Cédric Villani). Si les principes fondamentaux de l’IA datent de plus de 50 ans, la combinaison de la puissance de calcul, de la miniaturisation des machines, de la multiplication des capteurs et des données a indéniablement conduit à un formidable essor des applications concrètes depuis une petite dizaine d’années. Il ne fait aucun doute que ces applications sont fascinantes, spectaculaires et prometteuses, même si certains ratés (comme ceux du petit robot Pepper à l’hôpital belge d’Ostende [3]) montrent que des progrès restent encore à effectuer avant que la machine ne se substitue pleinement à l’Homme dans son activité.

Les promesses et les espoirs, donc les craintes, sont considérables et c’est précisément là le sujet : entre ce que l’IA pourrait faire théoriquement, ce qu’elle fera vraisemblablement un jour mais dont on ne sait pas quand (l’infographie de Courrier International sur les projections faites par les experts en la matière qui s’étend jusqu’en 2241 est une bonne illustration de la fourchette de temps des estimations [4]) et ce qu’elle ne fera jamais.

C’est là où, comme toujours lorsqu’une technologie est prometteuse, chacun y va de sa conjecture c’est-à-dire de sa propre idée ou représentation d’un futur qu’il juge si ce n’est vraisemblable au moins possible. Et c’est bien là où le bât blesse ! Il y a toujours ceux qui s’engouffrent dans ce qu’ils ont identifié comme le prochain filon. A chaque fois qu’une idée, une technologie ou un concept prometteur émerge ou prend corps, il y a toujours des bonimenteurs aux intérêts bien sentis pour s’en emparer aussi vite qu’ils l’abandonneront pour surfer sur la vague suivante. Auto-proclamés experts d’un domaine qu’au mieux ils ne connaissent pas vraiment et, au pire, auquel il ne comprennent presque rien, ils le mettent à toute les sauces, se disant inconsciemment qu’ils feront bien quelques choux gras de cette écume.

Nous n’irons pas nous aventurer à formuler une conjecture de plus, fausse par définition. En revanche, nous formulerons deux remarques pour éclairer le sujet concernant la fonction RH : pourquoi la fonction RH est-elle concernée par l’IA et à quoi doit-elle vigilante ?

1. Pourquoi la fonction RH est-elle concernée ?

La fonction RH doit se sentir concernée par l’IA pour deux raisons.

Pour son activité

La première, c’est qu’à l’instar de la digitalisation, l’IA concerne la fonction RH pour sa propre activité. Comme toute technologie qui contribue à automatiser quelque chose, l’activité RH est concernée pour elle-même. On peut ici souligner 5 points :

  • L’IA en RH, ce n’est pas nouveau : L’utilisation de l’IA dans une perspective RH existait déjà dans les années 90 sans que l’on baptise cela de ce terme. C’était, par exemple, le cas de 3617 Salair[5] qui s’appuyait sur une modélisation de la méthode Hay à l’aide d’un arbre de décision et de bases de données pour formuler une estimation salariale grand public. Ne doutons donc pas qu’il y ait bien d’autres applications simples qui existent sans qu’on les qualifie d’IA pour autant.
  • L’IA en RH reste encore limitée : La réalité des pratiques RH est encore assez éloignée d’une utilisation réelle de l’IA et on peut simplifier sans trop se tromper qu’elle se borne encore pour le moment et pour l’essentiel aux chatbots[6] dont on sait qu’ils sont limités au traitement de problèmes simples.
  • L’IA ne fait pas de miracle : L’IA fait l’objet de promesses exagérées non pas parce que son potentiel est faible, bien au contraire, mais parce qu’on lui prête des vertus qu’elle n’a pas. Réduire un recrutement à un matching algorithimique avec le même déterminisme qu’on trouverait l’amour de sa vie grâce à un programme d’IA, c’est faire preuve d’une compréhension quelque peu réduite de la vie, de l’humain et de sa complexité.
  • Le potentiel de l’IA est important : en revanche si l’on veut bien s’affranchir de ce genre d’utopies, il n’y a aucun doute que le potentiel de l’IA soit aussi important pour l’activité RH que pour toutes les autres. Le débat est posé dans les mêmes termes que pour toute activité et consiste d’abord à cerner ce qui est modélisable de ce qui l’est moins. Il faut en ce sens évidemment favoriser veille active, exploration et expérimentation.
  • Pas d’IA sans data: enfin, l’IA, même dans une forme simple, exige des données de qualité, y compris pour la fonction RH qui est encore parfois assez loin d’une maîtrise affirmée du sujet dans la pratique.

Pour l’étendue du sujet

Il ne fait aucun doute que la totalité des activités humaines sera un jour plus ou moins impactée par l’IA, comme elle l’est par l’informatique au sens large. La fonction RH est alors concernée au moins à 3 titres :

  • La question de l’évolution de l’emploi : si l’IA peut conduire à des destructions massives d’emplois comme certains le prétendent[7] ou à en créer plus qu’il n’en détruirait comme l’affirment d’autres[8], la fonction RH ne peut s’affranchir d’une réflexion prospective approfondie des conséquences de la digitalisation / robotisation / IA sur les métiers et les compétences ;
  • La question de la responsabilité: qu’il s’agisse des éventuelles conséquences du transfert de la responsabilité d’une décision de l’Homme à un programme ou des conséquences potentielles sur les personnes, la fonction RH ne peut s’affranchir d’une réflexion sur un plan juridique et éthique ;
  • La question de l’éducation : l’IA concerne potentiellement toute activité humaine. La fonction RH doit alors contribuer à préparer chacun à appréhender sa portée et à développer des compétences lui permettant de l’aborder pour son périmètre d’activité. Les enjeux de formation sont ici importants car transdisciplinaires.

2. De l’Intelligence Artificielle à l’intelligence collective

Comprendre les limites de l’IA

S’il n’est absolument pas dans notre intention de sous-estimer l’IA, il convient néanmoins d’en comprendre deux limites intrinsèques pour mieux en appréhender le formidable potentiel et ne pas lui prêter des pouvoirs magiques qui nous affranchiraient inconsciemment d’affronter les responsabilités essentielles des praticiens RH.

  • L’avenir est imprévisible. L’IA repose sur une modélisation c’est-à-dire sur la compréhension du réel à un moment donné. Même doté d’un deep learning qui permet d’améliorer sans cesse les capacités prédictives du modèle en l’ajustant en fonction de la réalité observée, l’IA ne pourra jamais prédire avec certitude ce qui n’est pas encore advenu.
  • La limite de l’imitation. En outre, à l’image du marcheur qui peut tourner à l’infini partout autour de la terre mais qui ne la quitte pas, l’intelligence artificielle a un potentiel infini mais limité à son incapacité intrinsèque à se remettre fondamentalement en cause. Elle peut certes inventer, mais ce sera toujours à partir de principes qui lui auront été donnés, quand bien même puisse-t-elle inventer ses propres règles ou corriger ses erreurs.

L’enjeu de l’intelligence est collectif

Le mot « artificiel » désigne ce qui est « produit par le travail de l’Homme et non par la nature »[9] et qui « n’est pas conforme à la réalité »idem. Cette intelligence là est donc « artificielle » parce qu’elle « simule » les processus cognitifs humains. N’oublions pas non plus que les mots ont parfois un double sens troublant : un « artifice » n’est-il pas aussi un « moyen habile visant à cacher la vérité, à tromper sur la réalité »[10]

L’IA n’est donc pas douée de conscience, ni d’elle-même, ni véritablement des autres. Or c’est bien de cette intelligence là dont il faudrait se préoccuper le plus quand on est praticien RH. Cette intelligence créatrice car vivante et dotée de conscience. Celle qui fait qu’un collectif s’adapte au mieux aux difficultés qu’il doit surmonter pour survivre et se développer et qui constitue le sens fondamental du métier RH.

[1] Le concept de « forêts d’arbres décisionnels » date du début des années 2000 et constitue l’un des principes utilisés en matière d’apprentissage supervisé. Il a été formalisé par Léo Breiman et Adèle Cutler de l’université de Berkeley en 2001 sous l’expression de « forêts aléatoires » (« Random forests »)
https://www.stat.berkeley.edu/~breiman/randomforest2001.pdf

[2] « Artificial Intelligence Index, 2017 Annual Report »

https://aiindex.org/2017-report.pdf

[3] https://usbeketrica.com/article/on-a-envoye-pepper-a-l-hopital-pour-rien

[4] https://www.courrierinternational.com/grand-format/infographie-quand-lintelligence-artificielle-sera-aussi-forte-que-lhumain

[5] http://www.ina.fr/video/PUB419122053

[6] Les chatbots sont des robots qui dialoguent avec un utilisateur

[7] Une récente étude du cabinet Forrester affirme que l’IA pourrait supprimer 6% des emplois aux États-Unis à horizon 2021

[8] https://www.forbes.fr/technologie/intelligence-artificielle-au-lieu-de-supprimer-des-emplois-lia-en-cree/

[9] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/artificiel/5570

[10] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/artifice/5567