Les modes sont-elles des manifestations visibles d’une stratégie délibérée de distraction à la Chomsky, la résultante d’utopies ayant trop oublié le passé ou bien les prémices de nouvelles bonnes idées ?
Cette lancinante douleur de la liberté
On peut aisément imaginer le sentiment de liberté qui habitait Vladimir Boukosvki, alors prisonnier politique en Union Soviétique, lorsqu’il fut échangé contre Luis Corvalan, ancien chef communiste chilien, en 1976. La Grande-Bretagne et la démocratie s’ouvraient alors à lui. Que pouvait-il bien se passer dans la tête d’un homme interné dans un hôpital psychiatrique une dizaine d’années plus tôt pour avoir organisé des rencontres de poésie ? Opposant farouche au régime politique de l’époque, il avait écrit un premier ouvrage sur sa vie de dissident, intitulé « Et le vent reprend ses tours ». Il y transparaissait ce qu’on peut imaginer de la capacité d’une dictature à juguler et à réprimer toute forme d’opinion contraire. Cette histoire d’un occident libre et démocrate qui redore les ailes de la liberté d’un dissident poète ne peut qu’inspirer et faire rêver.
Il est néanmoins instructif de s’intéresser à la suite de l’histoire. Plusieurs années après avoir goûté les charmes de cette Europe libératrice, Boukovski s’affirme comme ce que nous appellerions désormais dans notre jargon contemporain un « lanceur d’alerte ». Pourfendeur, peut-être enflammé, de ce qu’il désignait alors comme la « crédulité occidentale », il livrait en filigrane la leçon suivante : dans la dictature où il était auparavant privé de toute forme de liberté d’expression, il était impossible de tenir un discours contradictoire à la pensée et au discours imposés par l’état alors que dans une démocratie « molle », on pouvait le faire librement. Toutefois, « on » avait fait en sorte que cela ne vienne pas à l’esprit… En critiquant la faiblesse de l’occident face aux dérives communistes, Boukovski nous posait implicitement une question à laquelle il semble plus que délicat de répondre rapidement : vaut-il mieux être libre de penser mais être privé d’expression ou bien libre d’exprimer ce pour quoi on a été conditionné ?
La stratégie de la distraction
Dans toute société humaine, le conditionnement, la manipulation et la désinformation existent. Il ne faut d’ailleurs pas systématiquement voir dans l’idée de « système », assortie de sa cohorte de conditionnements explicites et implicites, l’ombre du calcul, de l’intention et du complot. Il n’y a finalement très souvent que des sommes d’individus dont les comportements individuels finissent par former un système. La responsabilité individuelle commence par la lucidité face aux actes. A l’image de ce message croisé sur une autoroute Nord-Américaine : « Vous n’êtes pas dans un bouchon. Vous êtes le bouchon ».
Dans son texte « Les dix stratégies de manipulation de masses », le linguiste nord-américain Noam Chomsky évoquait la « stratégie de la distraction » comme l’un des moyens de manipulation. Cette stratégie qui consiste à « garder l’attention du public distraite, loin des véritables problèmes sociaux, captivée par des sujets sans importance réelle. Garder le public occupé, occupé, occupé, sans aucun temps pour penser; de retour à la ferme avec les autres animaux » renvoie brutalement au panem et circences [1] dont les empereurs romains abusaient pour s’octroyer les faveurs du peuple qu’ils endormaient.
Parfois, l’univers du management, si l’on veut bien l’ausculter avec plus d’attention, rappelle l’image de ces heures sombres des manipulations des dictatures en tout genre. Il ne nous viendrait bien sûr pas à l’esprit de comparer une entreprise à une dictature. Cela n’aurait pas de sens, sans commune mesure et témoignerait, d’une part, d’un réel irrespect de la diversité des situations et, d’autre part, de la réalité des responsabilités.
Les manipulations sémantiques
En pensant à Boukovsky et à tant d’autres, ceux qui fuient l’oppression quitte à être rejetés là où ils arrivent, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la « banalité du mal » qu’évoquait Hannah Arendt. Elle en donnait d’ailleurs une terrifiante illustration avec ce qu’elle désignait comme une « incapacité à penser », en parlant d’Eichmann durant son procès et qui se matérialisait par l’emploi permanent « d’euphémismes » pour désigner l’atrocité de la réalité. On peut tromper les autres, comme soi-même, par les images, avec leur cortège d’émotions mais aussi par les mots et une sorte de glissement insidieux de leur signification. Désigner les choses, mettre des mots dessus, leur donne une matérialité spécifique. C’est l’un des principes simples de la propagande, dans la grande lignée du « novlangue » de George Orwell dans « 1984 ». Il y a certainement une pensée sans langage mais on sait bien que le champ de la pensée consciente est en partie conditionné par celui des mots. Syme, fonctionnaire mettant au point le novlangue dans « 1984 » s’exprimait ainsi en ces termes [2] : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. ». La parole est l’expression verbale de la pensée ; La façonner et la diffuser revient à influencer la façon de penser.
Deux caractéristiques essentielles de la manipulation émergent ainsi clairement : la stratégie de la distraction et les dérives sémantiques. Cette manipulation peut être pensée, « calculée » et mise en œuvre par certains, appartenant à une minorité puissante mais elle peut être aussi le simple fruit d’intérêts individuels qui finissent par former un écosystème qui s’auto-entretient.
La nécessité de s’interroger
Dans cette perspective, on peut se demander si la récurrence démontrée (Abrahamson) de modes managériales ne ressemble pas parfois à ces jeux qu’on jette en pâture au peuple, avide d’échappatoire à sa souffrance, celle qui puise ses racines dans la servitude. Sont-elles en effet des manifestations visibles d’une stratégie délibérée de distraction à la Chomsky, la résultante d’utopies ayant trop oublié le passé ou bien les prémices de nouvelles bonnes idées ? Le vocabulaire packagé et les buzzwords qui les accompagnent joue-t-ils le rôle de somnifère qui modifierait le champ de perception et de pensée du corps social ou s’agit-il simplement des marqueurs sémantiques d’une époque ?
Il est impossible – et par nature abusif donc faux – de trancher ce type de questions de façon générale, car cela n’aurait pas de sens. Mais, en revanche, la déferlante de modes et de mots devrait interroger surtout lorsque l’on sait que des intérêts marchands sont en jeu et que le débat contradictoire semble en être absent. On peut aussi être tenté de se demander « à qui profite le crime ? » quand ces mêmes modes contribuent à masquer la réalité des problèmes à résoudre, du moins pour ceux qui cherchent à les comprendre en profondeur et qui mesurent les profonds bouleversements qu’exigerait leur résolution.
[1] « Du pain et des jeux »
[2] Source : Wikipédia