Le contexte de l’entreprise contemporaine est marqué par des bouleversements qui conduisent à ce que la transformation des organisations apparaisse comme une nécessité impérieuse. Source de contraintes subies pour les uns ou facteur de réussite des évolutions souhaitées pour les autres, le numérique y joue à l’évidence un rôle majeur.
La révolution numérique n’est pas la cause de la nécessité de transformation des organisations
La crise financière de 2008, que de nombreux observateurs ont trop facilement imputée aux seules dérives des financiers, trouve son origine dans d’importants déséquilibres macroéconomiques entre, d’une part, les pays du G7, et, d’autre part, ceux que l’ont qualifiait il y a encore peu de pays émergents (Brender A. & Pisani F., 2010). Ces déséquilibres massifs, qui s’inscrivent dans une ancienne et lente désindustrialisation des économies occidentales, et notamment de celle de la France (Fontagne L. & Lorenzi JH., 2005), témoignent des bouleversements récents du panorama concurrentiel mondial.
Soumises à la réalité de l’intensité de « l’hyper-compétition » (D’Aveni R., 1994) et à un environnement dont les caractéristiques de complexité et d’incertitude ne sont plus à rappeler, les entreprises voient certains de leurs repères traditionnels s’estomper au profit de règles qu’elles maîtrisent mal. Nombre d’entre elles peinent à trouver les recettes d’une compétitivité dont l’agilité est manifestement devenue la clé, dès lors que les stratégies habituelles deviennent inopérantes. Le rythme qu’elles avaient pris, en maintenant un avantage compétitif temporaire sur les coûts puis en le renouvelant à l’aide de cycles réguliers d’innovations, montre ses limites. Il n’est plus question d’innover puis de rentabiliser mais d’innover et rentabiliser simultanément.
Ce dilemme renvoie à un vieux débat sur la difficulté à combiner une exploitation optimale de ressources existantes et l’exploration de nouvelles (Wernerfelt B., 1984). Il rappelle aussi la difficulté inhérente à toute organisation mise en situation de compétition: la nécessité d’être productive et rentable à court terme tout en étant en mesure de s’adapter en permanence à une réalité sans cesse changeante. On pourrait alors raisonnablement penser que ce sujet ne devrait pas présenter d’intérêt particulier dans le contexte contemporain, tant la littérature managériale témoigne de cette même quête d’intelligence collective depuis longtemps: les organisations apprenantes (Argyris C. & Schön D., 2002), le Knowledge Management des années 90, les cercles qualités ou même les recherches sur les caractéristiques des « High Reliable Organizations » (Roberts KH., 2011). Pourtant, et en substance, deux facteurs de contingence rendent cette question plus vitale que jamais :
- D’abord, le nouvel ordre concurrentiel mondial impose l’innovation sous toutes ses formes comme une condition de survie pour les entreprises les plus exposées. C’est d’ailleurs dans cette perspective que se sont inscrites les orientations de l’Europe, respectivement en 2000 avec la « stratégie de Lisbonne » puis en 2010 avec la stratégie « Europe 2020 » (Gaillard M., 2013).
- Par ailleurs, les modèles organisationnels et managériaux traditionnels atteignent manifestement leurs limites au point d’être vigoureusement critiqués, d’une part pour leur incapacité à favoriser l’innovation et, d’autre part, pour leurs effets pathogènes sur les collaborateurs (Dupuy F., 2011).
Dans ce contexte, le thème de la transformation des organisations s’est progressivement imposé comme l’une des préoccupations premières des firmes. Le « continuous morphing » (Rindova VP. & Kotha S., 2001), au sens de la capacité d’adaptation permanente de l’activité de l’entreprise, de son modèle d’affaires, de son organisation et des ressources qu’elle mobilise, est désormais considéré comme l’une des principales clés de la compétitivité.
C’est sur ce terreau que la « révolution » digitale s’est greffée, créant à la fois une source d’inquiétude supplémentaire mais ouvrant aussi de nouveaux espoirs.
- D’une part, la banalisation de l’acquisition et de la maîtrise des technologies numériques, alliée à la démocratisation massive de leur usage, risque de fragiliser aussi rapidement que brutalement des positions établies dans de nombreuses activités : disparition de certaines activités, désintermédiation d’autres, naissance de nouvelles, réduction de barrières à l’entrée, émergence de nouveaux modèles d’affaires, etc.
- D’autre part, ces mêmes technologies ont transformé les comportements individuels et collectifs dans la société civile avec une vitesse, une ampleur et une intensité sans précédent : accélération de la porosité des frontières entre espaces informationnels, modification du rapport à l’information et à la connaissance, évolution du rapport individuel et collectif à la notion de contrôle, affirmation du besoin d’expression individuelle, émergence de nouveaux espaces de satisfaction des besoins d’identité et d’appartenance, etc. Or, la plupart de ces thèmes flirtent avec des notions fondamentales en matière d’organisation et de management : information et contrôle, rapport de l’individu au groupe, etc. Le digital a alors ouvert, au moins dans les esprits, un vaste champ des possibles quant aux transformations dont il pourrait être la source en entreprise.
Les rapports entre digital et Fonction Ressources Humaines
Qu’est-ce que le « digital » ?
Pour comprendre la nature des interactions à établir entre le sujet du numérique et la fonction Ressources Humaines (FRH), encore faut-il tenter de définir ce qu’est le digital, tant il s’agit d’un mot valise par excellence. Certes, les rapports entre informatique et RH ont souvent été traités dans la littérature contemporaine, mais il est erroné de réduire le sujet du digital à sa seule dimension technique.
L’informatique, y compris ce que l’on a désigné sous le terme de Technologies de l’Information et de la Communication (« TIC ») durant la décennie 2000, s’articule autour de 4 grands axes qui ont tous évolué de façon significative: matériel, logiciel, réseau, usages.
C’est en quelque sorte la combinaison de l’évolution des trois premiers qui a rendu possible le formidable essor du dernier. La connexion permanente et en quasi tous lieux d’appareils (« devices ») mobiles aussi faciles qu’agréables à utiliser grâce à des applications offrant des expériences utilisateurs fluides et faciles d’accès a en effet permis la démocratisation massive de l’usage de l’informatique, tel qu’on le connaît aujourd’hui.
Sur quels plans la fonction RH est-elle concernée par le digital ?
Le rapport entre la question du digital et la FRH peut être appréhendé selon 4 angles de vue complémentaires et indissociables.
La FRH est d’abord concernée par le numérique pour son propre périmètre. La littérature professionnelle et académique a abondamment exploré la question de l’informatisation de la fonction, tant sur le plan de sa capacité à délivrer des résultats que sur celui de sa productivité ou de la décentralisation que permet la mise en œuvre de processus collaboratifs. C’est d’ailleurs cet angle de vue qui a prédominé chez les praticiens pendant toute la décennie 2000 durant laquelle la priorité a été donnée à l’évolution des SIRH (processus métier, émergence de l’urbanisation des SI, etc.). Dans cette perspective, le numérique est appréhendé comme un levier opérationnel de la fonction, une sorte de « bras armé » qui lui permet d’optimiser son efficience et qui est, par conséquent, assujetti à la finalité RH en tant que telle. L’horizon nouveau qu’ouvre véritablement le digital, si l’on considère la dimension culturelle du sujet, est double :
- Ce que la « révolution numérique » a démontré invite à considérer que la posture traditionnelle de la FRH à l’égard de l’informatique gagnerait à évoluer. Il lui faut en effet désormais apprendre à tenir compte du champ des possibles que lui ouvre ce potentiel, sans pour autant considérer que ce qui est possible est nécessairement souhaitable. En d’autres termes, circonscrire l’informatique au seul rang de moyen au service d’une finalité pensée en son absence n’est plus une posture tenable dès lors que l’on sait que l’outil est un puissant déterminant ;
- Par ailleurs, envisager la digitalisation de la FRH ne se limite pas à son informatisation. Il s’agit d’une démarche d’acculturation sur le plan des usages qu’il faut enclencher et développer au sein des équipes RH. L’évolution des appareils (« devices») et de leurs interfaces (essentiellement le tactile) permet, par exemple, de facilement imaginer un Responsable RH de proximité s’asseoir à côté d’un manager opérationnel, tablette tactile en main, pour consulter avec lui des résultats d’analyses RH (« analytics ») et jouer ainsi son rôle de support aux opérationnels.
En deuxième lieu, le numérique transforme en profondeur la manière dont les acteurs internes de la firme travaillent. Trois dimensions concernent particulièrement la FRH :
- La première réside dans le fait que l’informatique a toujours eu des effets structurants sur le travail, à commencer par les conditions dans lesquelles il s’exerce. Les conséquences de l’obésité informationnelle sont par exemple connues depuis bien longtemps (Meier R., 1963) et les effets des outils de communication sur les personnes et leurs interactions managériales ont été souvent décrits (Yates, Malhotra, Kalika, Silva etc.) ;
- La deuxième dimension qui devrait intéresser la FRH réside dans le fait que la technologie constitue un levier de structuration de l’organisation selon la manière dont les acteurs se l’approprient (Giddens A., 1984), la contourne ou l’adapte (Orlikowski W., 1992). Dans cette optique, par exemple, la modélisation de l’organisation et la gestion des rôles et des habilitations dans les applicatifs RH structurent puissamment les territoires (Bidan M., 2006) et les jeux de pouvoir internes. De la même manière, les discussions qui entourent fréquemment la gouvernance des SIRH (répartition entre ce qui relève des filiales et du groupe par exemple) démontrent concrètement que le numérique a un impact organisationnel, positif ou négatif (il suffit de voir les effets d’ERP normatifs sur des organisations décentralisées pour s’en convaincre), et que les acteurs en sont pleinement conscients ;
- Enfin, la troisième raison qui motive l’intérêt que devrait porter la FRH au numérique, relève des nouvelles formes d’organisation du travail qu’il permet. Le numérique participe par exemple fortement à l’accélération du recours à une sous-traitance de plus en plus individuelle, à la manière de « nouveaux marchands » (Boyer L. & Scouarnec A., 1999), comme en témoigne le poids de la « GIG economy » aux Etats-Unis (référence), ce qui n’est pas sans conséquence sur la manière d’aborder la GPEC ou sur le périmètre d’un SIRH. Le numérique rend également possible un nomadisme professionnel complet, au-delà du cadre strict du télétravail déjà bien connu des praticiens (même si la loi Warsmann 2012 a contribué à l’alléger), dont les opportunités sont considérables mais les conséquences potentiellement très importantes.
La fonction RH est concernée sur un troisième plan dans la mesure où le digital bouleverse en profondeur les comportements individuels et collectifs de tous les acteurs de son écosystème. Elle est d’abord confrontée à des attitudes qui entrent en décalage avec ses pratiques usuelles, ce qui l’oblige à tout le moins à s’interroger sur l’opportunité et la pertinence de modifier ses façons de faire. Or, en la matière tous ses principaux processus sont impliqués, y compris ceux qui relèvent des relations sociales. Par ailleurs, la Text qui résulte de l’adoption massive du numérique (BYOD, nomadisme, etc.), l’arrivée des objets connectés combinée à la puissance d’analyse et de restitution de données hétérogènes, complexes et en temps-réel (techniques développées dans le big data) ainsi que les pratiques des acteurs de l’offre doivent inviter la FRH à s’interroger sur ce que Gilles Deleuze appelait déjà en 1987 les « sociétés de contrôle » (référence). Deux faits récents témoignent en l’occurrence de cette fragilité des frontières entre bonnes intentions et dérives potentielles. Ils devraient questionner les praticiens :
- l’utilisation anonyme de puces RFID sur les porte-badges des collaborateurs chez Sanofi pour optimiser l’utilisation des espaces de travail ;
- l’implantation de puces non anonymes de même nature sous la peau de la paume de la main des salariés volontaires des sociétés locataires de l’immeuble Epicenter de Stockholm pour faciliter leur accès aux locaux, payer la cantine, etc
Enfin, la FRH est concernée par le numérique en cela que ce dernier bouleverse tout simplement la vie des affaires et donc de l’entreprise qu’elle sert. C’est très certainement le terrain sur lequel, dans la pratique, la FRH est moins présente parce qu’il appelle une démarche prospective, à commencer par la prospective des métiers, dont elle n’est pas si coutumière. Si l’on veut bien entendre que la digitalisation des entreprises est à apprécier sous l’angle des opportunités et des menaces qui s’ouvrent ou pèsent sur leur Business Model, il n’est pas déraisonnable de considérer que c’est sur ce plan que devrait s’exprimer l’une des contributions les plus importantes de la FRH à la stratégie. Il n’est pas ici question de débattre des risques « d’uberisation » de telle ou telle activité. Ce phénomène n’étant ni plus ni moins que la conséquence de barrières à l’entrée qui s’effacent, de régulations qui évoluent (le coup de frein donné à AirBnB à Berlin est à ce titre révélateur) et d’une offre souvent suffisamment dominatrice pour s’affranchir de servir la demande en s’intéressant à sa satisfaction. En revanche, tenter d’estimer les conséquences probables de la digitalisation sur le capital humain de l’entreprise, et sur les scenarii qu’elle peut envisager de manière à disposer des compétences ad-hoc pour rendre ses ambitions possibles, constitue bien le cœur de métier de la FRH.
En synthèse, l’enjeu digital de la FRH s’exprime sur 4 plans :
- Sur le plan des processus et de la culture RH, c’est-à-dire la capacité de la FRH à mener à bien sa propre digitalisation pour optimiser son efficience ;
- Sur le plan du travail et de son organisation, c’est-à-dire la capacité de la FRH à faire en sorte que l’entreprise profite des opportunités qu’offre le numérique en matière d’organisation du travail sans en subir les éventuelles conséquences négatives ;
- Sur le plan des relations avec son écosystème, c’est-à-dire la capacité de la FRH à anticiper et à tenir compte des évolutions comportementales de ses partenaires ;
- Sur le plan de sa contribution stratégique, c’est-à-dire la capacité de la FRH à contribuer à rendre possible la stratégie de l’entreprise en tenant compte du fait digital.
La feuille de route que la FRH peut se donner sur le thème du digital doit naturellement couvrir l’ensemble de ces aspects. En cela, le digital ne modifie pas fondamentalement son rôle mais il constitue un fait majeur qui conditionne la manière dont elle doit l’exercer. Or, il convient de distinguer deux plans distincts :
- D’une part, la manière dont la FRH peut contribuer à la maturité numérique de l’entreprise,
- et, d’autre part, la manière dont elle peut explorer le digital comme facteur de performance sur les différents sujets que nous avons évoqués précédemment.
Contribuer à la maturité numérique de l’entreprise ou accompagner sa transformation numérique
Régulièrement critiquée, y compris dans son existence même, la FRH n’est vraisemblablement pas perçue comme la plus légitime pour accompagner la transformation numérique de l’entreprise. Une étude réalisée en 2015 par Google la place par exemple dans les fonctions les moins « en mesure d’initier et conduire ce changement ». Au-delà de cette question de la légitimité d’intervention qu’elle doit acquérir, la FRH a un rôle indéniable à jouer dans l’acculturation numérique de l’entreprise. David Autissier et Jean-Michel Moutot affirment que « le changement n’existe que par la dynamique des individus qui le mettent en œuvre. Cette immatérialité nécessite un travail d’accompagnement visant à faire adhérer les personnes par qui le changement deviendra une réalité. » (référence) C’est bien cet accompagnement auquel la FRH doit être en mesure de contribuer pour que la transformation numérique de l’entreprise devienne réalité.
Cet accompagnement comprend 4 phases:
- Une phase d’acculturation des principaux décideurs pour qu’ils prennent conscience des enjeux réels liés au digital, car ceux-ci peuvent questionner très intimement des fondamentaux de l’entreprise (mission, vision, valeurs) comme l’illustre par exemple les conséquences du Big Data sur le principe de mutualisation des risques dans le secteur de l’assurance ;
- Une phase de pédagogie qui a pour ambition de transmettre aux managers et leaders internes cette lecture des enjeux et les choix structurants qui en découlent pour qu’ils se les approprient et puissent en faire la traduction pour le périmètre qui les concerne ;
- Une phase de déploiement qui nécessite de revisiter progressivement les principaux processus managériaux et RH pour qu’ils tiennent compte de cette réalité naissante et en favorisent le développement et l’appropriation par le plus grand nombre ;
- Une phase d’intégration, enfin, durant laquelle l’ensemble des processus RH et des pratiques organisationnelles et managériales doit être entièrement revu en conséquence pour soutenir dans la durée les choix réalisés.
Utiliser le digital comme levier de performance
L’acculturation digitale de la FRH pose d’abord la question de son informatisation. Il ne s’agit pas d’un sujet nouveau. Jean-Marie Peretti rappelle en effet que « les DRH se sont intéressés très tôt à l’apport de l’informatique pour la performance de leur fonction »(référence). Bien que parfois considérée comme un « parent pauvre de l’informatisation »(référence) par rapport à d’autres fonctions de l’entreprise, la FRH a en effet clairement joué la carte de l’informatique durant ces 20 dernières années, et ce dans une perspective d’optimisation de son efficience. « Reconnu par les responsables RH comme le moyen le plus efficace pour améliorer la performance de leur fonction » (référence), le numérique est entré dans les mœurs de la FRH, au point où « 6 décideurs sur 10 considèrent l’automatisation des processus RH parmi les enjeux clés de la fonction RH » (référence). Les DRH seraient donc familiers du digital (82% des DRH affirmaient être familiarisés avec les concepts du SaaS/Cloud en 2014), au point même qu’une petite majorité13 d’entre eux (52%) considèreraient le « Big Data RH » comme un moyen de rendre leur fonction plus performante.
Il ne fait nul doute que l’informatique a joué un rôle déterminant dans l’amélioration de la productivité de la FRH durant ces 20 dernières années. « Sommée, comme ses homologues, de s’interroger sur sa rentabilité pour justifier son existence » (référence), la FRH a en effet relevé le défi de la productivité essentiellement grâce aux technologies dans la mesure où ces dernières constituent la condition nécessaire des principales méthodes le permettant (automatisation des tâches, mutualisation des moyens, externalisation d’activité). Une étude de CSC – Challenges affirme en ce sens que « les gains ont notamment été obtenus par l’informatisation des processus (58% en 2003, 84% en 2012), la réorganisation de la fonction RH (43% en 2003, 65% en 2012), la création de centres de services partagés RH (38% en 2003, 34% en 2012) ». Pourtant, malgré ces efforts, de nombreuses remarques semblent devoir être formulées :
- Le chemin de la digitalisation RH est encore très loin d’être terminé si l’on en croît les taux d’équipement de processus aussi importants que ceux comme la gestion des talents qui sont encore manifestement très faiblement informatisés. En vérité, les processus du socle administratifs (paie, gestion administrative et gestion des temps) sont très correctement couverts (95% selon Markess International pour la paie en France) mais pour le reste le chemin reste encore à faire dans de nombreuses entreprises ;
- Par ailleurs, les efforts des dernières années ont essentiellement porté sur la productivité de la fonction et donc sur le SIRH et son exploitation (SaaS/BPO). Son urbanisation s’est appuyée sur des analyses en processus métiers souvent trop éclatées, ce qui a nuit intrinsèquement à la cohérence intra-RH dans son ensemble alors qu’il s’agit d’un facteur d’efficacité ;
- Le foisonnement de l’offre et se recomposition permanente, tant en termes de solutions applicatives que de prestataires les mettant en œuvre, a contribué à une accélération de l’éclatement des SIRH (étude ADP) dans les grandes entreprises là aussi au détriment de la cohérence d’ensemble du SI et de la maintenabilité des systèmes ;
- L’observation de la pratique montre en outre que l’harmonie entre, d’une part, les propriétés intrinsèques des SI et des briques applicatives et, d’autre part, la culture de l’entreprise et les invariants des politiques RH, reste une dimension très souvent sous-estimée si ce n’est ignorée dans les projets SIRH ;
- En outre, l’expérience utilisateur de nombreuses solutions RH (ce que l’on désigne par l’acronyme UX pour User eXperience) reste encore extrêmement éloignée des standards auxquels les collaborateurs se sont désormais habitués dans leur vie quotidienne ;
- Enfin, la dimension culturelle du digital est encore très loin d’être épuisée dans la plupart des équipes RH, à commencer par la maîtrise des données et de la culture d’analyse qu’elle exige.
En deuxième lieu, parce que « le digital a le potentiel de transformer en profondeur la manière dont les personnes travaillent dans les organisations » (référence), la FRH a rapidement été confrontée à deux de ses principales conséquences.
La première s’inscrit dans le développement massif du travail nomade que le digital a permis, avec l’ensemble des opportunités que cela offre mais également de nombreuses difficultés qui sont encore loin d’être totalement traitées. Le potentiel de souplesse qu’ouvre une mobilité accrue est vaste mais il interroge la capacité d’organisations, dont toutes les frontières explosent, à faire naître et entretenir un sentiment d’appartenance sans lequel leur matérialité n’est que virtuelle. Le télétravail, par exemple, version strictement encadrée du nomadisme, est en cela un puissant révélateur de la qualité des relations managériales et renvoie immanquablement les protagonistes à s’interroger sur leur conception du triptyque contrôle/autonomie/confiance, fondement même du management. La conscience que la FRH doit développer sur ce sujet dépasse de très loin les simples aspects légaux ou techniques qui la mobilisent souvent et doivent l’inviter à une réflexion en profondeur sur le travail et son sens. Lorsque Dominique Wolton s’interroge sur « quel est, aujourd’hui, le modèle culturel pour le travail, quand on voit les transformations qui l’ont affecté en moins d’un siècle et qui ont modifié toutes les représentations que nous en avons ? » (référence), il pose une question fondamentale au regard des enjeux de transformation des organisations. S’interroger sur le sens du travail devrait être une priorité pour la FRH quand le digital présente le paradoxe de renforcer le joug du travail prescrit (par l’intermédiaire de l’inflation de processus qu’il soutient) tout en favorisant l’autonomie individuelle (par le biais du nomadisme qu’il suscite).
Le second aspect relève des conditions de travail profondément modifiées par la démocratisation de l’usage du digital. La FRH doit inévitablement les traiter dès lors que la surcharge informationnelle est potentiellement source de stress ou que les risques de cyberdépendance constituent une réalité aux conséquences notoires (Sergerie, AM. 2014), dont même les jeunes sont conscients contrairement à ce que l’on pourrait croire (référence), à tel point qu’ils ont été affublés d’un acronyme (« FOMO » pour « Fear Of Missing Out »). La FRH doit investir tous les aspects liés à la prévention des risques, par l’éducation à un usage intelligent et sécurisé des technologies, y compris sous l’angle de la sécurité informationnelle de l’entreprise mise à mal par le développement de phénomènes comme le BYOD, mais également sur le plan de l’articulation entre technologies et espaces de travail, etc.
Si ces aspects sont des évidences pour une FRH rompue à ce type de conséquences, la recherche d’agilité collective qui préside aux enjeux de transformation, et la manière dont le digital peut en constituer un levier efficace, lui est moins familier. La question de la gouvernance des SI, qui contribue fortement à matérialiser la réalité d’une organisation, avec ses territoires et ses jeux de pouvoir, est par exemple importante. Or, l’observation de la pratique montre que c’est une dimension dont la FRH n’est que rarement partie prenante. Par ailleurs, si le numérique ouvre un potentiel de transformation des organisations, encore faut-il imaginer vers quoi et comment. Comprendre les formes organisationnelles que peut préfigurer l’émergence d’une technologie, ou la démocratisation massive de l’usage d’une autre, reste un exercice prospectif très difficile. Or, la FRH ne peut raisonnablement s’en affranchir durablement si elle prétend jouer un rôle important sur ces sujets. De nombreux champs pourraient ainsi être appréhendés, étudiés, explorés plus qu’ils ne le sont. C’est par exemple le cas des principes de gamification qui ouvrent vraisemblablement des champs intéressants en matière de reconnaissance / engagement. S’ils commencent à être exploités par des praticiens RH précurseurs, notamment dans le recrutement (L’Oréal ou Danone par exemple) ou dans la formation (Serious games), ils ne le sont que de manière embryonnaire dans les autres champs des RH. Les principes sous-jacents des jeux possèdent vraisemblablement des caractéristiques susceptibles d’inciter les acteurs à collaborer (McGonigal J., 2011) et si le jeu est consubstantiel à la culture (Huizinga J., 1938) en comprendre et explorer les mécanismes est nécessaire pour qui s’intéresse à la nécessité de forger un sentiment d’appartenance au sein d’une communauté.
Que penser, par exemple également, de ce que le concept informatique de blockchain (utilisé à l’origine pour la monnaie virtuelle bitcoin et sur lequel s’appuient les communautés décentralisées pour gérer et certifier leurs principes de fonctionnement) peut présenter comme intérêt dans les RH et le management dans la mesure où sa principale propriété consiste à agir comme un tiers de confiance ?
Enfin, les Réseaux Sociaux d’Entreprises (RSE) commencent à se développer (référence) pour tenter de favoriser une meilleure coopération interne, avec une prédominance d’applications inspirées des principes de Facebook comme Yammer racheté par Microsoft en 2012 ou avec d’importantes fonctionnalités de gestion de contenus (« CMS ») comme par exemple Jalios. La FRH s’est certes rapidement intéressée depuis quelques années à ces opportunités. Toutefois, les principes qu’elle y insuffle souvent (approches trop normatives, volonté trop affirmée de régulation et de contrôle, attention trop importante accordée à la structuration de l’information, etc.) sont culturellement éloignées des propriétés des outils les plus fréquemment utilisés dans la pratique (Slack et Trello par exemple) dans les entreprises où la collaboration semblerait plus naturelle (start-ups, industrie du jeu, etc.). L’équilibre entre la tentation d’un contrôle liberticide et d’un trop-plein de liberté avec son cortège d’auto-censure et de pression sociale est bien loin d’être trouvé. Là encore, le véritable champ d’investigation de la FRH sur la question numérique est d’ordre culturel.
Le troisième aspect relève des évolutions comportementales des acteurs de l’écosystème de la FRH et auxquelles elle cherche pour le moment à s’adapter comme on réagit face à une contrainte subie plus qu’à les intégrer pour faire évoluer ses pratiques. Les praticiens savent bien que les candidats au recrutement ne se comportent plus comme fut un temps et ils ont bien sûr modifié en conséquence nombre de leurs façons de faire. Ils savent également que le rôle joué par les réseaux sociaux est désormais incontournable ou que des sites comme glassdoor modifie significativement la donne. Les exemples sont nombreux pour témoigner de la capacité de la FRH à s’inscrire dans une certaine forme de modernité.
Néanmoins, ce dont il est question sur le plan des relations entre la FRH et son écosystème relève aussi des aspects culturels. L’une des conséquences de la démocratisation du digital relève certainement du fait qu’il a en quelque sorte imposé de nouvelles « normes » comportementales qui conditionnent désormais fortement les attentes individuelles et collectives : possibilité de donner son avis, de s’exprimer et d’interagir, instantanéité des échanges, qualité et fluidité des outils, etc. Il s’agit certes d’un enjeu d’ordre technique pour la FRH, notamment d’adaptation de ses solutions informatiques pour les mettre au goût du jour. Il s’agit surtout d’une évolution de son état d’esprit, de ses références et de ses façons de pensée qui doit irriguer ses pratiques, ses projets et la manière de gérer ses relations avec son environnement.
La première des difficultés à laquelle la FRH est confrontée consiste à être en mesure de comprendre et d’intégrer les conséquences du digital sur le business model de l’entreprise pour pouvoir en tirer les enseignements concrets sur le plan de l’évolution des métiers et des compétences. Il s’agit d’un exercice qui fait partie des fondamentaux de la fonction : anticiper les besoins en compétences. Or, ces fondamentaux sont bouleversés comme le rappelle Henri de Castries, PdG d’Axa lorsqu’il affirme qu’on « ne peut plus vivre dans ce monde dans lequel les connaissances accumulées doublent tous les 18 mois et prétendre dans le même souffle que les compétences acquises grâce à une formation de 5 à 25 ans peuvent durer 60 ans » (référence). Le paradigme traditionnel de la GPEC n’est pas seulement bouleversé par l’incertitude qui rend toute prévision hasardeuse par nature, il l’est également par le fait que le digital modifie notre rapport à la connaissance et donc à la compétence. Tous les métiers de l’entreprise sont en effet affectés tant sur le plan des compétences techniques qu’ils exigent que sur celui des comportements qui accompagne leur digitalisation. Bruno Mettling rappelle à cet effet que « la modification des conditions d’exercice des activités (…) nécessite souvent de développer ou d’acquérir de nouvelles compétences » (référence) quand le rapport de l’Observatoire de l’évolution des métiers de l’assurance (Octobre 2014) souligne que ce sont aussi les « manières de faire » qui sont modifiées ce qui suppose un plus « haut niveau de professionnalisme » pour tous les métiers. L’exercice est d’autant plus difficile pour une FRH peu habituée à une véritable démarche de prospective des métiers que l’expression d’une « vision digitale » par les opérationnels est tout aussi difficile à obtenir. C’est pourtant là son enjeu le plus important au regard de la question du digital.
En outre, certains projets font aujourd’hui appel à de nouvelles formes de collaboration qui devraient inviter la FRH à réfléchir sur les manières de trouver et organiser les ressources que l’entreprise consomme en matière de compétences. Le cas, par exemple, du projet industriel Hyperloop lancé par Elon Musk en 2013 est à ce titre évocateur. Son président, Dirk Ahlborn, a d’ailleurs affirmé qu’il n’entend pas « seulement transformer la manière dont on transporte des passagers, des véhicules et des marchandises nous voulons aussi changer la manière dont on construit des entreprises » (référence) en ayant recours à un modèle original ouvert à tous et qui consiste à troquer du temps (un minimum de 10 heures par semaine est requis) contre des actions de l’entreprise, ce qui aurait déjà séduit de nombreux ingénieurs de prestigieuses entreprises et institutions (référence).
Un changement de paradigme pour la fonction RH
La FRH est confrontée à un défi de transformation qui devrait l’inviter à réinvestir un terrain conceptuel et opérationnel qu’elle a quelque peu délaissé, à savoir celui de l’organisation. La FRH était déjà attendue sur ce terrain organisationnel pour les mêmes motifs dans les années 90 (Bournois F. & Derr BC., 1994). C’est en effet très précisément par l’apport d’une dimension RH à la réflexion sur l’organisation que résidera la capacité de chaque firme à mieux identifier, au-delà des modèles en vogue, les formes organisationnelles pratiques et opérationnelles offrant, dans sa culture et compte-tenu de son profil, les meilleures dispositions d’agilité. A titre d’illustration, ce « design organisationnel » est ainsi placé au 1er rang des priorités des décideurs et des DRH de l’étude annuelle 2016 de Deloitte sur les tendances RH (référence). Dans cette perspective, le cadre conceptuel RH – et notamment le concept de poste qui constitue la clé de voûte de presque tous ses processus – doit vraisemblablement être repensé. Les enjeux de compétences auxquels la FRH est aussi confrontée conduisent à la nécessité d’introduire des démarches RH prospectives. De nombreux repères de la FRH sont ainsi bouleversés.
Dans cette optique, le digital est, comme toujours, à la fois une opportunité incontournable mais aussi une menace, non pas pour l’existence de la FRH en tant que telle, mais sur le plan de sa capacité effective à contribuer à la transformation. La puissance des outils d’analyse (HR analytics), par exemple, lui ouvre de nombreuses possibilités pour l’aider à mieux réaliser ses missions fondamentales. Dans le même temps, l’exagération des promesses que certains acteurs du Big Data RH laissent parfois entendre autour du « prédictif » peut produire l’effet inverse en perturbant les plus crédules.
La feuille de route de la FRH sur ce thème du digital ne relève pas du petit pas mais bien d’une révolution culturelle pour une fonction qui prend peu à peu conscience de l’importance des conséquences de l’informatique sur les comportements humains. Parce que les transformations souhaitées touchent au plus intime de l’Homme au travail (culture, coopération, confiance, etc.), la FRH est attendue et doit s’emparer du digital en étant attentive aux dérives que toute technologie puissante peut couver. Il lui faut pour cela mener sa propre mue culturelle. Or cette dernière commence par sa propre maîtrise du digital et par l’acquisition d’une culture des données qui en fait le carburant.
Bibliographie
Argyris C. & Schön, D. (2002) « Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode et pratique », De Boeck Université.
Bidan, M. (2006). « Systèmes d’information et territoires de l’entreprise (SITE). cartographie, cohérence et cohabitation à la lumière d’un projet d’intégration du système d’information de gestion. », Management & Avenir, (2006 / 3 – N°9), pp. 17-43.
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