Le contexte de l’entreprise contemporaine est marqué par des bouleversements qui conduisent à ce que la transformation des organisations apparaisse comme une nécessité impérieuse. Source de contraintes subies pour les uns ou facteur de réussite des évolutions souhaitées pour les autres, le numérique y joue à l’évidence un rôle majeur.

La révolution numérique n’est pas la cause de la nécessité de transformation des organisations

La crise financière de 2008, que de nombreux observateurs ont trop facilement imputée aux seules dérives des financiers, trouve son origine dans d’importants déséquilibres macroéconomiques entre, d’une part, les pays du G7, et, d’autre part, ceux que l’ont qualifiait il y a encore peu de pays émergents (Brender A. & Pisani F., 2010). Ces déséquilibres massifs, qui s’inscrivent dans une ancienne et lente désindustrialisation des économies occidentales, et notamment de celle de la France (Fontagne L. & Lorenzi JH., 2005), témoignent des bouleversements récents du panorama concurrentiel mondial.

Soumises à la réalité de l’intensité de « l’hyper-compétition » (D’Aveni R., 1994) et à un environnement dont les caractéristiques de complexité et d’incertitude ne sont plus à rappeler, les entreprises voient certains de leurs repères traditionnels s’estomper au profit de règles qu’elles maîtrisent mal. Nombre d’entre elles peinent à trouver les recettes d’une compétitivité dont l’agilité est manifestement devenue la clé, dès lors que les stratégies habituelles deviennent inopérantes. Le rythme qu’elles avaient pris, en maintenant un avantage compétitif temporaire sur les coûts puis en le renouvelant à l’aide de cycles réguliers d’innovations, montre ses limites. Il n’est plus question d’innover puis de rentabiliser mais d’innover et rentabiliser simultanément.

Ce dilemme renvoie à un vieux débat sur la difficulté à combiner une exploitation optimale de ressources existantes et l’exploration de nouvelles (Wernerfelt B., 1984). Il rappelle aussi la difficulté inhérente à toute organisation mise en situation de compétition: la nécessité d’être productive et rentable à court terme tout en étant en mesure de s’adapter en permanence à une réalité sans cesse changeante. On pourrait alors raisonnablement penser que ce sujet ne devrait pas présenter d’intérêt particulier dans le contexte contemporain, tant la littérature managériale témoigne de cette même quête d’intelligence collective depuis longtemps: les organisations apprenantes (Argyris C. & Schön D., 2002), le Knowledge Management des années 90, les cercles qualités ou même les recherches sur les caractéristiques des « High Reliable Organizations » (Roberts KH., 2011). Pourtant, et en substance, deux facteurs de contingence rendent cette question plus vitale que jamais :

  • D’abord, le nouvel ordre concurrentiel mondial impose l’innovation sous toutes ses formes comme une condition de survie pour les entreprises les plus exposées. C’est d’ailleurs dans cette perspective que se sont inscrites les orientations de l’Europe, respectivement en 2000 avec la « stratégie de Lisbonne » puis en 2010 avec la stratégie « Europe 2020 » (Gaillard M., 2013).
  • Par ailleurs, les modèles organisationnels et managériaux traditionnels atteignent manifestement leurs limites au point d’être vigoureusement critiqués, d’une part pour leur incapacité à favoriser l’innovation et, d’autre part, pour leurs effets pathogènes sur les collaborateurs (Dupuy F., 2011).

Dans ce contexte, le thème de la transformation des organisations s’est progressivement imposé comme l’une des préoccupations premières des firmes. Le « continuous morphing » (Rindova VP. & Kotha S., 2001), au sens de la capacité d’adaptation permanente de l’activité de l’entreprise, de son modèle d’affaires, de son organisation et des ressources qu’elle mobilise, est désormais considéré comme l’une des principales clés de la compétitivité.

C’est sur ce terreau que la « révolution » digitale s’est greffée, créant à la fois une source d’inquiétude supplémentaire mais ouvrant aussi de nouveaux espoirs.

  • D’une part, la banalisation de l’acquisition et de la maîtrise des technologies numériques, alliée à la démocratisation massive de leur usage, risque de fragiliser aussi rapidement que brutalement des positions établies dans de nombreuses activités : disparition de certaines activités, désintermédiation d’autres, naissance de nouvelles, réduction de barrières à l’entrée, émergence de nouveaux modèles d’affaires, etc.
  • D’autre part, ces mêmes technologies ont transformé les comportements individuels et collectifs dans la société civile avec une vitesse, une ampleur et une intensité sans précédent : accélération de la porosité des frontières entre espaces informationnels, modification du rapport à l’information et à la connaissance, évolution du rapport individuel et collectif à la notion de contrôle, affirmation du besoin d’expression individuelle, émergence de nouveaux espaces de satisfaction des besoins d’identité et d’appartenance, etc. Or, la plupart de ces thèmes flirtent avec des notions fondamentales en matière d’organisation et de management : information et contrôle, rapport de l’individu au groupe, etc. Le digital a alors ouvert, au moins dans les esprits, un vaste champ des possibles quant aux transformations dont il pourrait être la source en entreprise.

Les rapports entre digital et Fonction Ressources Humaines

Qu’est-ce que le « digital » ?

Pour comprendre la nature des interactions à établir entre le sujet du numérique et la fonction Ressources Humaines (FRH), encore faut-il tenter de définir ce qu’est le digital, tant il s’agit d’un mot valise par excellence. Certes, les rapports entre informatique et RH ont souvent été traités dans la littérature contemporaine, mais il est erroné de réduire le sujet du digital à sa seule dimension technique.

L’informatique, y compris ce que l’on a désigné sous le terme de Technologies de l’Information et de la Communication (« TIC ») durant la décennie 2000, s’articule autour de 4 grands axes qui ont tous évolué de façon significative: matériel, logiciel, réseau, usages.

C’est en quelque sorte la combinaison de l’évolution des trois premiers qui a rendu possible le formidable essor du dernier. La connexion permanente et en quasi tous lieux d’appareils (« devices ») mobiles aussi faciles qu’agréables à utiliser grâce à des applications offrant des expériences utilisateurs fluides et faciles d’accès a en effet permis la démocratisation massive de l’usage de l’informatique, tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Sur quels plans la fonction RH est-elle concernée par le digital ?

Le rapport entre la question du digital et la FRH peut être appréhendé selon 4 angles de vue complémentaires et indissociables.

La feuille de route que la FRH peut se donner sur le thème du digital doit naturellement couvrir l’ensemble de ces aspects. En cela, le digital ne modifie pas fondamentalement son rôle mais il constitue un fait majeur qui conditionne la manière dont elle doit l’exercer. Or, il convient de distinguer deux plans distincts :

  • D’une part, la manière dont la FRH peut contribuer à la maturité numérique de l’entreprise,
  • et, d’autre part, la manière dont elle peut explorer le digital comme facteur de performance sur les différents sujets que nous avons évoqués précédemment.

Contribuer à la maturité numérique de l’entreprise ou accompagner sa transformation numérique

Régulièrement critiquée, y compris dans son existence même, la FRH n’est vraisemblablement pas perçue comme la plus légitime pour accompagner la transformation numérique de l’entreprise. Une étude réalisée en 2015 par Google la place par exemple dans les fonctions les moins « en mesure d’initier et conduire ce changement ». Au-delà de cette question de la légitimité d’intervention qu’elle doit acquérir, la FRH a un rôle indéniable à jouer dans l’acculturation numérique de l’entreprise. David Autissier et Jean-Michel Moutot affirment que « le changement n’existe que par la dynamique des individus qui le mettent en œuvre. Cette immatérialité nécessite un travail d’accompagnement visant à faire adhérer les personnes par qui le changement deviendra une réalité. » (référence) C’est bien cet accompagnement auquel la FRH doit être en mesure de contribuer pour que la transformation numérique de l’entreprise devienne réalité.

Cet accompagnement comprend 4 phases:

  • Une phase d’acculturation des principaux décideurs pour qu’ils prennent conscience des enjeux réels liés au digital, car ceux-ci peuvent questionner très intimement des fondamentaux de l’entreprise (mission, vision, valeurs) comme l’illustre par exemple les conséquences du Big Data sur le principe de mutualisation des risques dans le secteur de l’assurance ;
  • Une phase de pédagogie qui a pour ambition de transmettre aux managers et leaders internes cette lecture des enjeux et les choix structurants qui en découlent pour qu’ils se les approprient et puissent en faire la traduction pour le périmètre qui les concerne ;
  • Une phase de déploiement qui nécessite de revisiter progressivement les principaux processus managériaux et RH pour qu’ils tiennent compte de cette réalité naissante et en favorisent le développement et l’appropriation par le plus grand nombre ;
  • Une phase d’intégration, enfin, durant laquelle l’ensemble des processus RH et des pratiques organisationnelles et managériales doit être entièrement revu en conséquence pour soutenir dans la durée les choix réalisés.

Utiliser le digital comme levier de performance

Un changement de paradigme pour la fonction RH

La FRH est confrontée à un défi de transformation qui devrait l’inviter à réinvestir un terrain conceptuel et opérationnel qu’elle a quelque peu délaissé, à savoir celui de l’organisation. La FRH était déjà attendue sur ce terrain organisationnel pour les mêmes motifs dans les années 90 (Bournois F. & Derr BC., 1994). C’est en effet très précisément par l’apport d’une dimension RH à la réflexion sur l’organisation que résidera la capacité de chaque firme à mieux identifier, au-delà des modèles en vogue, les formes organisationnelles pratiques et opérationnelles offrant, dans sa culture et compte-tenu de son profil, les meilleures dispositions d’agilité. A titre d’illustration, ce « design organisationnel » est ainsi placé au 1er rang des priorités des décideurs et des DRH de l’étude annuelle 2016 de Deloitte sur les tendances RH (référence). Dans cette perspective, le cadre conceptuel RH – et notamment le concept de poste qui constitue la clé de voûte de presque tous ses processus – doit vraisemblablement être repensé. Les enjeux de compétences auxquels la FRH est aussi confrontée conduisent à la nécessité d’introduire des démarches RH prospectives. De nombreux repères de la FRH sont ainsi bouleversés.

Dans cette optique, le digital est, comme toujours, à la fois une opportunité incontournable mais aussi une menace, non pas pour l’existence de la FRH en tant que telle, mais sur le plan de sa capacité effective à contribuer à la transformation. La puissance des outils d’analyse (HR analytics), par exemple, lui ouvre de nombreuses possibilités pour l’aider à mieux réaliser ses missions fondamentales. Dans le même temps, l’exagération des promesses que certains acteurs du Big Data RH laissent parfois entendre autour du « prédictif » peut produire l’effet inverse en perturbant les plus crédules.

La feuille de route de la FRH sur ce thème du digital ne relève pas du petit pas mais bien d’une révolution culturelle pour une fonction qui prend peu à peu conscience de l’importance des conséquences de l’informatique sur les comportements humains. Parce que les transformations souhaitées touchent au plus intime de l’Homme au travail (culture, coopération, confiance, etc.), la FRH est attendue et doit s’emparer du digital en étant attentive aux dérives que toute technologie puissante peut couver. Il lui faut pour cela mener sa propre mue culturelle. Or cette dernière commence par sa propre maîtrise du digital et par l’acquisition d’une culture des données qui en fait le carburant.

Bibliographie

 

Argyris C. & Schön, D. (2002) « Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode et pratique », De Boeck Université.

Bidan, M. (2006). « Systèmes d’information et territoires de l’entreprise (SITE). cartographie, cohérence et cohabitation à la lumière d’un projet d’intégration du système d’information de gestion. », Management & Avenir, (2006 / 3 – N°9), pp. 17-43.

Bournois F. & Derr B.C. (1994) « Les DRH ont-ils un avenir ? », Revue Française de Gestion, mars-avril-mai.

Boyer L. & Scouarnec A. (1999) « Les nouveaux marchands », EMS (1999).

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Dupuy, F. (2011) « Lost in management : La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle », Seuil.

Fontagne L. & Lorenzi JH. (2005) « Désindustrialisation, délocalisations », Conseil d’analyse économique, La Documentation française.

Gaillard, M. (2013) « De la stratégie de Lisbonne à la stratégie Europe 2020 », Vie Publique.

Giddens, A. (1987) « La constitution de la société », PUF.

Huizinga, J. (1988) « Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu » 1ère parution en 1951, traduit du néerlandais par Cécile Seresia, Gallimard.

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