L’entreprise doit réapprendre (…) qu’il n’y a pas de créativité sans errance et sans erreur, sans futilité et sans rire, sans échange et sans partage, sans esthétique et sans doute, sans inutilité et sans gratuité… Et qu’il est tout aussi certain qu’il n’y a ni innovation, ni progrès, ni avenir, ni survie sans créativité.

15 ans après, je me souviens encore du misérable pédantisme de cette galeriste en vue, qui, après avoir feuilleté avec une nonchalance dédaigneuse un catalogue présentant plusieurs années de production, lançait avec le ton inspiré et distant approprié ce «vous devez avoir un problème avec vous même !»… La précieuse ridicule à la critique profonde, incontestable spécialiste de la créativité et de l’humain, venait de faire réaliser un saut considérable à la psychanalyse ! C’est que l’imaginaire de ces gens-là est peuplé de ces représentations stéréotypées sur la «créativité des créatifs». Car enfin, ils ont bien un avis aiguisé sur leur psychologie… ces êtres différents dont on dit : «c’est comme tous les artistes, il est feignant. (…) Hormis ceux qui ont réussi alors on dit: “vous avez dû travailler beaucoup pour en arriver là”.» (Charlélie Couture, paroles extraites de la chanson «le pianiste d’ambiance»)

La même rengaine irrigue malheureusement le discours managérial depuis que la créativité est de mode ! Fût un temps où l’on ne muselait que les créatifs, mais pas leur créativité. Les malins trouvaient alors toujours des solutions de contournement pour mettre leurs idées au service du Bien Commun, et ce, même dans les organisations les plus rigides. Mais depuis que la créativité est un enjeu, la volonté de contrôle de l’imprévu reprend le dessus et conduit inéluctablement à enchaîner la créativité elle-même. Chacun y va alors de son «modèle». Et de façon insidieuse, à coups de vérités rampantes et bien-pensantes, c’est la créativité qu’on assassine!

L’une des idées reçues les plus courantes est que la distance nuirait à la créativité.

Le raisonnement est simple: le rebond sur les idées des autres, le brassage, l’échange, en un mot le sacro-saint brainstorming, sont essentiels à la créativité. Par conséquent, la distance, et l’isolement qu’on lui prête inévitablement, ne peut pas la favoriser. Cette affirmation est d’autant plus pernicieuse qu’elle offre un prétexte pour nourrir un préjugé rétrograde sur l’organisation du travail. Même Google, dont la performance en matière d’innovation est indiscutable, y va de son couplet en affirmant que «le télétravail ne favorise pas cette créativité. On essaie de limiter cet éloignement là car il est incompatible avec notre culture»2.

Au-delà du simple fait que la distance souhaitée n’est jamais totale, en réalité, tout le décor est posé dans cette simple phrase : le fondement culturel du rapport entre l’individu et le groupe… Et la crainte implicite que la distance physique ne rime avec distance avec la culture qui le soude. Comme si l’attachement à des valeurs s’étiolait à la mesure qu’on tire le fil et qu’on s’éloigne du cœur ! Faut-il ainsi croire que la créativité est dépendante à ce point du groupe?

La créativité est pourtant bien plus complexe que cela. Si le groupe peut la nourrir, ses codes et ses rites peuvent aussi confiner à la censure. Une fois de plus la norme et la vie, indissociables. Une culture commune favorise les échanges. L’esprit d’équipe est naturellement propice à une certaine forme de créativité. Mais, en revanche, elle réduit par définition la diversité culturelle, source de créativité par ce qu’elle remet en cause non seulement ce que le groupe pense mais le socle même de son identité. «L’arlequin»3, «un» et multiple à la fois.

La créativité s’épanouit aussi dans la solitude et la contemplation. Dans ces moments, où la totalité de l’énergie est concentrée sur un voyage sans limite et sans borne où la barque légère saute de vague en vague. Dans cette solitude de la nuit où aucun tabou ne l’entrave, où aucun regard ne la jauge. La créativité dans l’intimité du voyage intérieur que relate Henri Michaux : «j’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie.»4

«j’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie.» Henri Michaux (4)

En réalité, la créativité n’est pas reproductible à l’envi même si (peut-être) elle peut faire l’objet d’une modélisation. Elle échappe ainsi à toute idéologie managériale. Le «télétravail qui nuirait à la créativité» relève ainsi de la même illusion que celle des «Open Spaces» des années 90, soit-disant si favorables à la coopération et pourtant si décriés aujourd’hui!

La créativité est protéiforme et paradoxale. «La créativité naît de la contrainte ?» oui mais la liberté lui sied bien aussi. Pas de convergence sans divergence ! L’urgence parfois dicte sa brutalité, son évidence. Alors elle se tire et se tend à la manière de l’arc qui propulse la flèche. Pourtant, dans la contemplation et l’ennui, elle ne se tend pas mais s’étend comme un flux nourricier incessant. Il lui faut des ponts, des associations d’idées et des rebonds que la largeur de la culture favorise. Il lui faut aussi parfois de la précision, de l’expertise : la profondeur et l’acuité de la spécialisation. Elle s’aiguise dans la maîtrise ultime d’un domaine mais la transdisciplinarité assoit aussi ses étais, et lui permet de s’envoler ailleurs. Le mimétisme la nourrit à la manière d’un Léonard de Vinci ou du bio-mimétisme mais elle ne copie pas, elle retranscrit, redevable qu’elle est de ceux qui précèdent.

Il faut avoir été intimement confronté à la création, avec ses affres, ses errances, ses doutes, parfois même ses souffrances, mais aussi ses joies et ses fulgurances, pour saisir l’humilité qu’elle nous impose.

Lorsqu’Elizabeth Gilbert5 nous rappelle cette différence fondamentale entre «avoir du génie» et «avoir un génie», c’est aussi cette humble fragilité qu’elle pointe.

En définitive, favoriser l’émergence d’un terreau favorable à la créativité, c’est accepter ses paradoxes. C’est accepter qu’il n’y a pas de «modèle». Il y a la vie. C’est tout. Et l’accepter, c’est déjà un grand pas !

 


1 Charlélie Couture, «le pianiste d’ambiance»
2 «Les secrets de Dorothée Burkel, DRH chez Google, pour gérer ses équipes» – Marie-Madeleine Sève pour LEntreprise.com – 13/10/2011 Cliquez-ici
3 Michel Serres, «L’Incandescent», Édit. Le Pommier/livre de poche, 2003
4 Henri Michaux, «Passages: (1937-1950)», Gallimard, édition 1998
5 Elizabeth Gilbert «Your elusive creative genius» Ted 2009. Cliquez-ici