“Révolution digitale” et frontières de l’entreprise

Développer une forme de fascination naturelle mais souvent hâtive pour la modernité et ses manifestations visibles les plus marquantes ne doit pas affranchir d’une réflexion sur le formidable potentiel de transformation qu’elle recèle. Dans cette optique, l’évolution des technologies de l’information et les usages qu’elles ont permis durant ces dix dernières années risquent de bouleverser irrémédiablement notre représentation traditionnelle des frontières de l’entreprise.

En 1952, Georges Friedmann écrivait dans un article du Bulletin International des Sciences Sociales de l’Unesco qu’«en un siècle et demi notre monde a changé plus qu’il ne l’avait fait auparavant en vingt siècles et il faut prendre conscience, dans nos méthodes d’études et dans nos modes de pensée, du fait que nous avons affaire non seulement à un monde nouveau, mais à un monde en mouvement»1.

La «révolution digitale», combinaison de la numérisation de l’information et de sa mise en réseaux sur un plan mondial, présente certainement des caractéristiques similaires. En l’occurrence, celles d’une transformation profonde, sans précédent dans son ampleur comme dans sa rapidité, dont l’origine est certes d’ordre technique mais dont les conséquences sociales sont considérables, irréversibles, inéluctables et infinies.

L’entreprise est évidemment concernée par ces évolutions, et plus particulièrement la fonction Ressources Humaines. En effet, parmi les conséquences les plus importantes de tout progrès technique, se trouvent souvent celles qui affectent l’Homme au travail. Pourtant, sur ce thème, la confusion des discours techno-marketing et la profusion des prophéties de gourous auto-proclamés y conduisent à deux tendances dommageables.

  • La première consiste en une sorte d’hypertrophie des promesses d’un «ordre 2.0» qui constituerait à lui-seul les fondements d’organisations humaines capables de produire une réelle intelligence collective;
  • La seconde réside dans une forme d’engouement hâtif devant toute annonce de nouvelle évolution technique, désormais presque systématiquement entendue comme un signal faible présageant d’inévitables et profondes transformations sociales ou organisationnelles.

D’un côté, la poursuite de l’éternelle utopie d’une entreprise émancipée de la verticalité de ses pyramides managériales, de ses contraintes de contrôle et ses exigences de productivité. Et de l’autre, le manque d’effort d’analyse allié à la peur de manquer le virage de la modernité. Comme s’il fallait inconditionnellement jouer le porte-voix d’un mythe tellement ancré qu’il laisserait inéluctablement sur le bord du chemin tous ceux qui n’y auront pas aveuglément concédé. En d’autres termes – comme souvent lorsqu’on sent intuitivement qu’un modèle d’organisation et ses règles montre ses limites – on est inconsciemment porté à formuler un espoir trop ambitieux tout en voyant partout et en toute chose les signes annonciateurs de sa réalisation.

Ces deux tendances risquent non seulement de conduire à des désillusions mais également de favoriser des usages inappropriés voire contre-productifs, par manque d’anticipation des réalités qu’ils mettent effectivement en jeu. Ceci est d’autant plus regrettable que le potentiel de transformation dont il est ici question pour les entreprises est une réalité qui se réalise irrémédiablement devant leurs yeux. Or, pour que ce potentiel porte des fruits bénéfiques, il mérite bien mieux que ces postures superficielles. En d’autres termes, les DRH ne pourront pas s’affranchir d’une réflexion en profondeur sur les conséquences de phénomènes aussi importants que les media sociaux, le «big data», le «Cloud computing» ou encore le «Byod».

Dans cette optique, par exemple, un thème de réflexion structurant devrait être ouvert : celui de la représentation usuelle que l’on se fait des frontières de l’entreprise. D’abord parce que les technologies modifient leur tracé par le champ des possibles qu’elles ouvrent inévitablement. Ensuite parce les comportements sociaux qu’elles ont provoqué ont déjà transformé cette réalité.

Ainsi, plusieurs évolutions de ces cinq dernières années concourent inévitablement à augmenter concrètement la porosité de la frontière entre l’entreprise et son environnement, ou en tout cas à la questionner sérieusement.

Tout d’abord, le développement important du «Bring Your Own Device» («BYOD») nous rappelle sans cesse que le temps où le salarié découvrait l’expérience informatique grâce à ce que son entreprise mettait à sa disposition est plus que révolu. Au-delà des habituelles questions de sécurité qu’il pose, ce mouvement interroge sur l’origine de l’évolution de la culture informatique dans l’entreprise alors qu’elle constitue à l’évidence un facteur clé, si ce n’est de succès, au moins de productivité voire de créativité: cette évolution est-elle désormais externe et portée par l’usage plutôt qu’interne et imposée par la norme ?

En outre, le développement du «Cloud Computing» et de la mise à disposition d’applicatifs en mode «SAAS» révolutionne les modes de fonctionnement internes des entreprises. Le potentiel de performance et de flexibilité augmente mais certains risques et la dépendance également. Les compétences et les expertises s’en trouvent en outre modifiées tant dans leur répartition interne / externe que dans leur nature même, qu’il s’agisse du métier de DSI comme de celui de DRH.

Ensuite, la généralisation des technologies mobiles permet et favorise la mobiquité et rend une certaine conception du travail au bureau désuète. Télétravail, travail distribué en différents lieux dans et hors de l’entreprise et nomadisme sont plus que jamais amenés à se généraliser alors que ces formes de travail touchent au plus intime du management.

Enfin, la place des medias sociaux, devenue dominante dans les usages, montre que la frontière entre vie privée et vie professionnelle, entre expression publique et personnelle, entre image personnelle et image employeur est tout sauf étanche. Le principe de «contenu généré par les utilisateurs» qu’elle a permis modifie également en profondeur la représentation collective des rôles de producteur et de consommateur d’information à laquelle l’entreprise n’échappe pas.

Sans entrer dans une analyse approfondie, il est aisé de constater que la modernité prend une direction peu compatible avec une représentation de l’entreprise comme un système imperméable. Depuis les années 90, les écosystèmes d’affaires sont devenus progressivement une réalité qui a commencé à modifier cette représentation. L’évolution présente et à venir des technologies et des réseaux modifiera encore cette représentation. D’un système étanche devenu un système délimité en relation forte et en interaction ouverte avec son environnement externe, l’entreprise sera peut-être désormais comprise comme un ensemble intégrant en permanence des sous-ensembles internes et externes dont la combinaison sera variable tant dans son ouverture, son intensité, son nombre que sa permanence.

Or, poser cette question du tracé des frontières de l’entreprise, c’est aussi s’interroger sur des thèmes aussi essentiels que ceux de son rapport à la notion de contrôle, de son autonomie ou de la transparence. Autant de questions sous-jacentes auxquelles les entreprises traditionnelles ne sont peut-être pas encore pleinement prêtes.


1 Georges Fridemann « Introduction : Les conséquences sociales du progrès technique » – Bulletin International Des Sciences Sociales – Eté 1952 Vol IV N°2 – pages 251 à 269