L’engouement du microcosme RH pour le digital n’aura échappé à personne et, comme toute mode ou toute croyance collective, devrait susciter plus d’intérêt en tant que tel.

Il n’est pas dans notre intention ici de nier la réalité du digital, ni les apports majeurs dont il peut être à l’origine pour une fonction RH clairement en retard sur le sujet. Elle doit s’atteler de toute évidence à sa digitalisation, c’est-à-dire la combinaison de son informatisation – ce qui n’est pas nouveau – et de son acculturation. C’est en effet à cette seconde condition que la fonction RH pourra pleinement jouer le rôle qu’on attend d’elle au regard des défis que l’entreprise contemporaine doit relever.

En revanche, l’omniprésence du sujet digital, l’écho qu’on lui donne, les vertus qu’on lui prête, les promesses qu’il génère et les espoirs qu’il suscite sont autant d’observations qui mériteraient qu’on y regarde de plus près, et ce pour deux raisons :

  • L’hypertrophie d’une thématique qui fait l’objet d’intérêts marchands devrait questionner les acteurs de la demande et les inviter naturellement à la prudence et au discernement. C’est en cela un marqueur des jeux d’acteurs ;
  • Un discours dominant qui est peu soumis au débat contradictoire et qui confine parfois à la pensée unique est à la foi révélateur d’une croyance collective et d’une insuffisance d’esprit critique à un moment donné. C’est en cela un marqueur d’une époque.

Nous ne nous attarderons pas sur les habiletés marketing d’un marché traditionnellement tiré par l’offre plutôt que par la demande. L’informatique et ses bénéfices ont toujours fait l’objet d’un discours savamment entretenu avec ce que l’on pourrait appeler un marketing du préconscient  qui en fait toute la redoutable efficacité : affirmer solutionner ce qui est certainement un problème à résoudre, dont le besoin est pressenti mais pas encore pleinement exprimé.

En revanche, le second aspect nous interpelle bien plus car il caractérise une période, avec les peurs et les désirs qu’elle véhicule, avec les doutes et les impuissances qui la caractérisent, avec ses mythes et ses croyances. Dans cette perspective, le « discours digital » présente quelques unes des caractéristiques du totem dont le rappel nous semble offrir un éclairage intéressant.

Comme me le rappelait fort justement Patrick Bouvard, rédacteur en chef de RH info, lors d’un échange sur ce sujet, le totem possède en effet 3 grandes caractéristiques :

  • Le totem repose sur un mythe, c’est-à-dire sur un récit explicatif de phénomènes qui échappent à la raison de ceux pour qui il est constitué, et qui est censé apporter les réponses à ce qu’ils ne comprennent pas. Il leur permet ainsi de se faire une représentation du monde ou d’une réalité inconnue ou mal connue ;
  • Le totem fonde une pratique sociale, parce qu’il crée un corpus d’explication commun à un ensemble d’individus qui vont pouvoir avoir le même référent. Le totem tisse une communauté d’appartenance, d’action et de réaction, de respect (admiratif ou craintif), de fascination et de vénération ;
  • Le totem se matérialise à travers un objet qui prend une portée symbolique forte, portant les caractéristiques de la croyance ainsi établie.

A observer nos congénères arpenter les jardins publics, les rues et le jardin de leur voisin à la quête d’un Pokémon rare à attraper, on peut se demander si le smartphone n’est pas lui-même le principal totem de la révolution digitale…

Le totem n’est pas nécessairement savamment conçu pour tromper ! Il n’est pas intentionnellement manipulatoire. Son existence contribue même à une finalité légitime, celle de palier l’inévitable et insoutenable ignorance de l’Homme, en s’appuyant sur son désir naturel à trouver une réponse aux questions qui l’angoissent. Toutefois, le totem reste bien le symbole d’une organisation sociale fondée sur les croyances et non sur la raison et le doute raisonnable, avec les deux risques significatifs suivants :

  • celui du clanisme associé à ce totémisme (Durkheim, 1912 [1]) qui, s’il est loin d’être systématique (Goldenweiser, 1922 [2]) n’en reste pas moins présent avec tout ce que cela suppose de consanguinité et d’assèchement de la pensée ;
  • et, d’autre part, le risque que la pensée magique n’occulte la raison, soumettant les faits à l’idéologie, avec tout ce que cela suppose de désillusions lorsque le réel rattrape l’utopie.

Nous ne ferons pas ici un inventaire des croyances dont le digital est porteur. Et elles sont nombreuses. Mais si le débat entre progrès technique et progrès social n’est pas nouveau, il n’est pas ici notre objet. Il ne convient par ailleurs pas d’adopter l’attitude opposée, en dressant la liste des effets négatifs et pervers du digital. Les postures qui convoquent le contre avec autant d’ardeur que le pour s’inscrivent dans la même démarche intellectuelle de soumission du raisonnement aux préjugés.

En revanche, il nous semble important de formuler la remarque suivante : lorsqu’une croyance est profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, au point d’occulter les faits et ce que l’histoire a livré comme enseignement, on se trompe collectivement. Le totem, avec sa pensée magique, nous aura alors écartés des vrais sujets par la seule force de son attraction, à l’image de celui qui cherche ses clés perdues là où il y a de la lumière, c’est-à-dire sous le réverbère.

L’idée que le digital puisse être source de coopération a déjà été largement véhiculée au milieu des années 90 lorsque le Knowledge Management prenait son essor, et avec le succès qu’on connaît dans les faits. Peut-être cette croyance est-elle l’une de celles qui risquerait encore aujourd’hui de nous écarter de l’observation des faits ? Or, cette dernière nous rappelle pourtant à chaque instant que la coopération n’est pas si naturelle que cela ! Peut-être aussi cette croyance nous affranchit-elle inconsciemment des réels et pénibles efforts, individuels et collectifs, qu’exige une véritable coopération ? A commencer par celui qui consiste à questionner l’exercice du pouvoir dans des entreprises où l’allégeance au seul propriétaire a détruit le fondement de toute coopération, à savoir l’existence d’un Bien Commun.

A l’image de Thalès qui « a su s’écarter des discours explicatifs délivrés par la mythologie pour privilégier une approche naturaliste caractérisée par l’observation et la démonstration »[3], la fonction RH de l’entreprise contemporaine doit impérativement réhabiliter une démarche philosophique, affranchie de la pensée mythique, pour que le digital ne soit plus un totem qui transforme le domaine des idées mais bien un fait qui transforme le réel.

C’est bien ce pas du discours aux actes, de l’incantation à la raison, de l’utopie au discernement, que la fonction RH doit désormais franchir sur le thème du digital et de la transformation des organisations vers plus d’agilité collective.

 

[1] Durkheim E. (1912) « Les formes élémentaires de la vie religieuse, Le système totémique en Australie » Paris, PUF, « Quadrige, Grands textes », 2007 (4ème édition)

[2] Goldenweiser A. (1922) « Early civilization » New York, Alfred A. Knoff, 1922

[3] Source : Wikipédia