L’enjeu d’une rupture en profondeur

Il est fascinant d’observer la profusion des incantations dans les phases de transition, à la fois sources de tensions pour les uns, mais aussi espoirs à peine dissimulés de nouveaux eldorados pour certains autres. A lire le foisonnement des “nouveaux enjeux” dans lesquels il y a toujours quelque chose d’important à replacer “au cœur de l’entreprise”, il n’est pas possible de douter : la grande “révolution” est en marche !

Seulement voilà, si les incantations foisonnent… les problèmes demeurent. Ces engouements hâtifs pour une modernité auto-proclamée ne prêteraient pas plus à conséquence s’ils n’entretenaient des illusions qui deviennent dangereuses quand elles détournent des efforts qu’il faudrait consentir pour affronter des problèmes dont la résolution est devenue vitale. En effet, à force d’oublier les enseignements du passé en cédant à l’illusion d’une modernité salvatrice, on finit inconsciemment par s’affranchir de l’inévitable effort de réflexion qu’exige la permanence des problèmes à résoudre dans un contexte nouveau. C’est précisément parce que le contexte a changé qu’il ne suffit pas de dépoussiérer d’anciennes expérimentations organisationnelles et managériales en les faisant passer pour des nouveautés porteuses d’espoir en les marketant habilement et en occultant les enseignements qu’elles nous avaient déjà livrés. Il ne suffit pas non plus de rebaptiser un sujet qui a échappé à ceux dont l’exercice du pouvoir est ébranlé à mesure que son ampleur se démocratise pour s’en approprier la culture qui en fait l’essence et donc la force. Les crédules peuvent toujours s’en remettre à de nouveaux oracles prêts à tout “prédire”, cela ne modifie en rien la réalité des incertitudes.

En vérité, les plus grandes ruptures ne sont peut-être pas les plus visibles. En effet, ce ne sont pas les ruptures de surface qui produisent les plus grands effets mais bien celles qui s’inscrivent dans la profondeur et l’intime de la culture, des représentations, des habitudes et des préjugés.

Pour résoudre un problème aussi vital que difficile

La réalité qui se dissimule derrière le vocable de “transformation” et l’appel aux “ruptures” qui en découle s’inscrit dans la brutalité du panorama concurrentiel mondial. Ses évolutions depuis le début des années 90 conduisent à ce que les recettes habituelles pour construire, maintenir et renouveler la compétitivité des entreprises soient devenues insuffisantes. A grands traits, là où il fut longtemps possible d’innover pour renouveler des avantages compétitifs pour en tirer ensuite profit à l’aide d’une logique de productivité, il est désormais nécessaire de mener les deux en parallèle tant l’intensité concurrentielle mondiale est élevée. Or, ces exigences d’innovation et de productivité mobilisent des caractéristiques organisationnelles et managériales que l’on a tendance à opposer de façon manichéenne : la première renvoie aux thèmes de la coopération, de la transversalité et des hiérarchies plates, … quand la seconde supposerait processus, division des tâches, organisation hiérarchique et verticale, c’est-à-dire tout ce qui a fait l’efficience du modèle « classique ». Or, dans cette optique, trois contraintes doivent être entendues:

  • Une prédominance du modèle « classique», en grande partie issue de la financiarisation des entreprises à la fin des années 1980, qui a contribué à déséquilibrer les organisations en exagérant la priorité au rendement pour l’actionnaire dans les sociétés cotées : inflation des processus, du contrôle et du reporting, réduction de l’autonomie, …
  • Une forme de rejet de la “verticalité” qui, dans l’entreprise, trouve sa source dans les dimensions essentielles de l’Homme au Travail que ces évolutions organisationnelles et managériales ont contribué à altérer en sacrifiant sur l’autel de la seule productivité des dimensions aussi vitales que l’autonomie, l’amour du métier ou le sens que l’on donne à ce que l’on fait. C’est sur ce terreau asséché que s’est progressivement nourri un sentiment de défiance, source de désengagement et de rejet des principaux traits des modes d’organisations traditionnels, ouvrant ainsi la voie aux réponses démagogiques de toutes sortes.
  • L’absence de solution sur étagère et de “modèle” organisationnel et managérial qu’il suffirait d’actionner pour solutionner une équation complexe, celle de l’intelligence collective. Croire en effet que la coopération est la réponse ultime alors que c’est précisément le problème à résoudre est aussi inopérant que d’affirmer que « l’on est contre la guerre ». La quête de cette forme d’intelligence collective est en vérité aussi ancienne que difficile et on peut raisonnablement affirmer que sa résolution n’est pas plus facile parce qu’elle est plus urgente et vitale !

Cette dernière caractéristique invite à regarder les “ruptures” que la fonction RH doit affronter dans son environnement d’abord comme des facteurs de contingence nouveaux dont elle doit tenir compte et s’approprier intimement la substance : l’impact du digital sur les Business Models et la fréquence de leur remise en cause, les barrières à l’entrée qui s’effondrent ce qui impose des recompositions concurrentielles rapides, le bouleversement de la conception de la notion de main d’œuvre, l’éclatement des frontières traditionnelles de l’entreprise et de la manière dont cette dernière « contrôle » ses relations avec son écosystème etc. C’est là, en quelque sorte, l’une des contributions fondamentales de la fonction RH à la stratégie de l’entreprise et qui doit s’exprimer dans une démarche prospective pour la nourrir. L’observation des préoccupations des praticiens de la fonction montre non seulement leur conscience de cette nécessité mais également leur volonté de s’y engager.

En revanche, il y a également les ruptures de l’intérieur, celles qui fleurissent sur des doutes salvateurs et conduisent à interroger les certitudes que l’inertie des mentalités n’invite pas à remettre en cause et que le mainstream médiatique entretient implicitement. La nécessité de ces ruptures culturelles est la résultante de deux dimensions :

  • Aucune pierre philosophale ne permettra de résoudre durablement cette « vieille » recherche d’intelligence collective. Si l’on connaissait si bien les recettes de la « co-opération », c’est-à-dire du « faire œuvre ensemble », on le saurait déjà depuis bien longtemps. Cette recherche a pris de nombreuses formes dans l’histoire, de l’organisation apprenante à la qualité totale en passant par le KM, sans qu’aucune d’entre elles ne puisse raisonnablement prétendre avoir totalement résolu la question ;
  • Par ailleurs, une « transformation » vers plus d’agilité collective suppose des remises en cause intimes car elle touche fondamentalement aux systèmes de représentation, à la culture et aux valeurs, à l’habitus et à tout ce qui forge les comportements individuels et collectifs. Or, l’évolution de l’imaginaire collectif ne s’édicte pas et ne peut pas être le résultat de la seule application méthodique d’une recette. Elle est au contraire le fruit d’une sédimentation, dont le temps long est inévitablement difficile à appréhender au regard des nécessités du Business.

Et si la rupture c’était l’authenticité ?

Dans cette optique, les RH les plus « disruptives » ne sont alors peut-être pas celles qui prêchent les vertus d’un Nième modèle, qu’il soit “libéré”, “agile” ou “digital” ou qui s’affublent de tous les pseudo-concepts managériaux en vogue pour se donner les atours d’une modernité en marche.

La véritable rupture est peut-être à chercher du côté de celles et ceux qui, loin des gesticulations médiatiques, ont le courage d’affronter les situations avec la conscience du travail et du temps que cela exige et des remises en cause de leur propre façon de faire que cela suppose, et cela, sans qu’aucune potion magique ne les exonère des difficultés et du chemin à parcourir. On peut en effet gager, sans prendre trop de risques, que les solutions réellement opérantes seront locales, sur-mesure et évolutives. Elles seront le fruit d’une réflexion originale face à une situation donnée, souvent inédite tant qu’un temps long n’aura pas permis de les modéliser, en faisant appel d’une part à l’expérience, c’est-à-dire en mobilisant des concepts et des méthodes stabilisés, et, d’autre part, à la capacité à les déconstruire pour s’en nourrir, ne pas les reproduire mais les réinventer.

Dans cette perspective des chantiers que la fonction RH doit approfondir, et qui supposent de profondes remises en cause bien au-delà des méthodes et des techniques, on peut par exemple citer :

  • Le projet d’entreprise et sa pédagogie permanente, y compris dans ses décisions les plus quotidiennes. Il ne suffit pas en effet d’appeler au “sens” ou à un “ré-enchantement” pour reconstruire le sentiment d’appartenance à une communauté qui fait défaut dans de nombreux cas. Si l’entreprise n’est pas responsable de ce qui contribue à en altérer certains piliers dans la société civile (hyper-individualisme, culte du bien-être, exemplarité perfectible des élites, etc.), la fonction RH a un rôle déterminant à jouer sur ce terrain en entreprise. Or, cette dimension renvoie à de multiples sujets RH aussi délicats qu’importants à traiter : l’exemplarité des décideurs, l’équilibre des parties prenantes (RSE), la cohérence interne des pratiques, la culture et les valeurs, le leadership, etc.
  • Réinvestir le champ de l’organisation, car c’est celui qui conditionne en grande partie la conception des formes de contrôle donc de management. Il est inconcevable de penser restaurer la confiance sans aborder ses corollaires, à savoir la délégation et l’autonomie. La fonction RH doit en effet prendre conscience que l’une des questions fondamentales auxquelles l’entreprise contemporaine est confrontée est celle de l’organisation et qu’il est impensable d’abandonner ce sujet aux approches souvent trop normatives de l’informatique et du contrôle de gestion.
  • Nourrir la réflexion stratégique et ne pas se contenter de la décliner. Les bouleversements auxquels les entreprises sont confrontées, à commencer par ceux dont le digital est un des principaux facteurs, exige de nourrir des scenarii prospectifs pour mieux anticiper leurs conséquences et formuler des choix stratégiques adaptés. Au-delà de l’agilité qui doit ensuite prévaloir, pour ajuster le tir au regard de ce qui se réalise dans les faits parmi les hypothèses posées, la fonction RH joue un rôle crucial quant aux conséquences en termes de culture d’entreprise, valeurs qui la soutiennent et compétences au sens large. Or, dans l’incertitude, la réflexion sur ce dernier point va bien plus loin que l’étude des compétences métiers et des comportements qui en assurent une mise en œuvre optimale. Elle porte aussi sur des « méta-compétences » ou des portefeuilles d’aptitudes personnelles susceptibles de créer un terreau favorable à l’émergence des compétences dont l’entreprise aura besoin à terme sans être encore en mesure de les formaliser.
  • Repenser les frameworks des pratiques de la fonction. Si l’on prend la peine d’observer les concepts fondamentaux sur lesquels reposent les principaux processus de la fonction RH, on peut noter que la notion de poste en reste l’une des principales clés de voûte. Et si le concept de talent tente d’émerger depuis le début des années 2000, il ne complète pas encore celui de poste comme point de départ des pratiques professionnelles qui régissent le métier. Or, ce concept de poste est une instanciation d’une certaine conception de l’organisation dont on sait désormais qu’elle est nécessaire mais insuffisante.
  • Acquérir une véritable culture digitale et d’analyse des données. Si la nécessité de la digitalisation de la fonction RH semble désormais acquise aux yeux de nombre de praticiens, ses préalables le sont moins. Le sujet de la digitalisation dépasse de loin celui d’une informatisation renouvelée de la fonction et de ses processus. Il comporte en effet une importante dimension culturelle qui commence par la maîtrise d’outils modernes mais aussi par les attitudes et comportements qu’ils sous-tendent, faute de quoi leurs bénéfices sont très incomplets. En outre, la digitalisation de la fonction renvoie immanquablement à la maîtrise des données, leur analyse et leur exploitation, qu’il s’agisse de données structurées (HR analytics) ou de données hétérogènes et externes (Big Data). Or, l’analyse des données demande plus de compréhension des limites et dérives usuelles des méthodes statistiques que de techniques en tant que telles, et que seule l’expérience du métier (au sens de l’activité de l’entreprise) permet de distinguer ce qui fait sens de ce qui ne relève que d’artefacts statistiques.

L’ampleur de la tâche est donc grande pour une fonction dont la crédibilité et la légitimité d’intervention sont sans cesse critiquées, à tort ou à raison. Alors, s’il y a ruptures à envisager, elles commencent vraisemblablement par la capacité à se remettre en cause et à s’atteler au travail dans la plus grande des sincérités, au nom de l’intérêt du Bien Commun, c’est-à-dire le succès de l’entreprise, et ce malgré la complexité et les incertitudes qu’il faut affronter. En somme, une posture d’authenticité illustrant la formule de Montaigne lorsqu’il écrivait que «c’est une belle harmonie quand le dire et le faire vont ensemble».