Une fois de plus, en matière digitale comme en toute autre, prenons les outils pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des prolongements de la main de l’Homme, de son esprit et de sa volonté.

Aversion au risque et prévision

Le microcosme professionnel se plaît régulièrement à rappeler – à juste titre – que les entreprises évoluent dans ce qu’il a baptisé un monde « VUCA » pour souligner ses traits de volatilité (Volatility), d’incertitude (Uncertainty), de complexité (Complexity) et d’ambiguïté (Ambiguity). En soulignant le caractère structurant de ces facteurs de contingence[1] sur les pratiques professionnelles, notamment en matière d’organisation et donc de management, cette remarque nous renvoie implicitement à la question du risque. Cette notion de risque – et peut-être plus précisément encore la manière dont nous appréhendons l’aversion qu’elle suscite en nous – conditionne en effet nombre de nos représentations, postures et comportements: elle structure notre « peur » de l’autre et modèle nos relations intimes, elle guide les marchés dont la confiance constitue le ciment sans lequel l’économie contemporaine ne fonctionnerait plus (ce que la crise des subprimes a malheureusement si bien illustré), elle éclaire la presque totalité de la question managériale qui tient dans le triptyque contrôle-autonomie-délégation, etc.

L’aversion au risque est l’un des premiers principes qui a été modélisé en sciences économiques[2]. Elle forge encore la plupart des pratiques professionnelles dont les modèles privilégient la logique de prévision à celle d’adaptation. On ne peut certes pas considérer le risque et l’incertitude comme deux notions équivalentes[3]: le risque peut en partie être encadré par des approches probabilistes ce qui n’est pas le cas de l’incertitude. Mais si l’on veut bien admettre l’idée simple que, pour celui qui doit prendre une décision, le risque est la combinaison d’une part de hasard (il ne sait pas ce qui arrivera) et d’enjeu (les conséquences sont importantes) alors on peut aisément admettre que les caractéristiques « VUCA » que nous avons décrites précédemment conduisent à une augmentation significative du risque.

Parler de risque c’est aussi parler de son corollaire, la peur. La « société du risque »[4] est en effet aussi celle de la peur, cette dernière dictant nombre de nos attitudes et comportements individuels et collectifs. Or, aborder le sujet de la peur, c’est poser la question du besoin de se rassurer. Par nature, décider constitue une prise de risque dont on essaye de se protéger en pesant le pour et le contre, c’est-à-dire en essayant d’apprécier la situation. Et pour apprécier la situation, il faut se projeter, c’est-à-dire imaginer ce que l’avenir réserve. C’est ainsi que nos façons de faire sont séquentielles : on planifie puis on réalise. Ce caractère séquentiel nous donne l’illusion de « contrôler » et nous rassure.

Tant que nos entreprises étaient dans un environnement qu’elles jugeaient suffisamment stable et lisible, elles pouvaient répondre à leur besoin de contrôle en articulant la plupart de leur processus de gestion autour d’un principe de prévision. La prévision est en effet le principe sous-jacent qui guide la plupart des exercices qui rythment la vie des affaires: business plan, plan stratégique, schéma directeur de SI, GPEC, etc. Or, l’incertitude et la complexité qui caractérisent désormais leur environnement contemporain rendent cet exercice de plus en plus caduc.

Défaut de prospective et besoin de réassurance

Face à l’impossibilité de pouvoir prévoir, deux difficultés se posent aux entreprises et il convient de les distinguer, car elles ne relèvent pas du même plan :

  • Anticiper. La première réside dans le besoin légitime d’anticiper l’avenir, ce qui suppose d’une part d’accepter sa part d’incertitude et, d’autre part, de développer des attitudes, des comportements et des méthodes mettant l’entreprise dans les meilleures conditions pour l’aborder. C’est ce que Gaston Berger résumait si bien en affirmant que « demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. »
  • Se rassurer. La seconde réside dans le besoin de nous rassurer et ce que l’on fait pour gérer nos propres peurs, avec toute la part d’irrationalité et de dimension psychologique que cela comporte. Gageons que l’entreprise en tant que corps social puisse alors faire sienne cette affirmation d’Emmanuel Kant : « on mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter».

Pour éclairer ces deux problématiques et la manière dont elles s’immiscent dans la vie professionnelle contemporaine, il est intéressant de revenir aux définitions.

L’exercice de prévision est caduc dans un environnement incertain parce qu’il consiste à imaginer un seul futur possible à partir duquel on décline ses décisions et plans d’action. En effet, face à l’incertitude, il n’y a pas d’autres manières d’anticiper que de se préparer et d’être agile, ce qui revient à :

  • imaginer plusieurs futurs possibles en fonction de ce que l’on comprend du contexte contemporain (anticiper),
  • penser des scenarii différents selon ce qui peut vraisemblablement advenir (se préparer)
  • et d’adapter ses décisions et plans d’action à la réalité tout en tendant à faire naître celle que l’on souhaite (être agile).

Cette manière de penser, de voir et de faire s’appelle la prospective (G. Berger) et se distingue fondamentalement de la prévision. Or, à la simple lecture de ce que cette démarche suppose, tant en termes de concepts et méthodes que de processus pour qu’elle puisse irriguer l’ensemble de l’entreprise, on mesure à quel point son adoption, pourtant désormais si vitale, constituerait un choc culturel dans de nombreuses entreprises. Si la démarche qui aboutit aux orientations stratégiques de nombreuses entreprises incorpore en effet toujours, de manière ou plus moins formalisée, une réflexion de portée prospective, son appropriation comme sa démocratisation pour qu’elle devienne un « réflexe » individuel et collectif romprait avec les méthodes plus directives et descendantes dont les entreprises sont coutumières.

De nombreux praticiens, y compris dans la fonction RH, cherchent alors implicitement à se rassurer plus qu’à se préparer car ils se sentent tiraillés entre :

  • d’une part, les exigences d’une démarche prospective dont ils sont peu familiers et qui est insuffisamment adoptée, alors qu’elle offrirait plus de sérénité et de résilience face à l’incertitude et la complexité,
  • et, d’autre part, leur aversion au risque qui est quasi immuable.

Le prédictif, nouvel oracle des temps digitaux

En finance, l’aversion au risque est définie comme la caractéristique d’un agent économique à ne pas accepter un risque, ce qui le conduit à ne pas s’y exposer du tout ou à le transférer à un tiers contre rémunération. En extrapolant à peine, la voyance remplit peu ou prou cette fonction pour certains : on confie à un tiers la mission de rassurer (à défaut d’assurer), moyennant rémunération. De tout temps, des tiers ont joué ce rôle, en rassurant ou en assurant. Dans cette optique, l’évolution sémantique récente est symptomatique. L’expression « prédictif » a en effet envahit le vocabulaire contemporain, essentiellement sous l’impulsion du Big Data, dont le potentiel d’analyse de données permettrait de prédire des comportements, situations etc.

Il n’est pas ici question de contester le formidable potentiel d’analyse, et donc d’aide à la décision, du Big Data. Bien au contraire : le Big Data offre un champ des possibles en matière d’analyse et de lecture de l’environnement bien plus vaste que celui dont on disposait auparavant dans de nombreux domaines professionnels. Pour autant, le Big Data repose sur des modèles. Ce sont en effet des algorithmes qui permettent de formuler des « prédictions ». Or, comme le souligne fort justement Michel Godet, « les modèles sont des inventions de lʹesprit pour représenter un monde qui ne se laissera jamais enfermer dans la cage des équations ». [5]

Le Big Data, par ce qu’il offre en matière d’analyse des données (plus de données, plus de croisements entre données, variété des sources, fréquence de mise à jour, variété des méthodes d’analyse, etc.), enrichit considérablement la lecture que l’on fait des situations. Les projections que les algorithmes qui en découlent peuvent suggérer sont en outre de précieuses aides à la décision qui nourrissent valablement la réflexion prospective en contribuant à réduire les hypothèses d’évolution donc le nombre de scenarii. Ces projections permettent en effet de passer de manière plus construite du possible au probable, en intégrant à la fois la part de rationalité liée à la lecture des faits et du passé et une part d’intuition, dans l’hypothèse où les modèles ont été conçus par des personnes qui ont une expérience réelle et distanciée du domaine métier qu’ils modélisent. Mais dans la mesure où ces modèles ne constituent que des systèmes de représentation, ils ne peuvent pas être pris pour argent comptant et n’affranchissent en aucun cas de l’expérience, du discernement et des projections de ceux qui les utilisent pour éclairer leurs décisions.

C’est bien là où l’emploi de terme « prédictif » confine à une forme de promesse superfétatoire d’autant plus délicate qu’elle joue implicitement sur le besoin de se rassurer de la part de ceux qui affrontent la réalité des décisions, donc le risque.

Rappelons à cet égard que la (pré)vision comme la (pré)diction relève du même principe (on annonce à l’avance ce qui va se passer), ce qui la différencie de la prospective. Sans trop jouer sur les mots, prévoir signifie « voir à l’avance » et prédire « dire à l’avance ». Le Petit Larousse Illustré dans sa version 2010 définit le verbe prédire comme « annoncer ce qui doit se produire soit par intuition, soit par divination, soit par des règles certaines, soit par conjecture ou par raisonnement. » En lecture rapide, on pourrait croire que c’est strictement la même chose. Or, c’est précisément dans l’origine de la prédiction que tout réside : le fruit d’un raisonnement ou d’une logique pour la prévision, celui d’une intuition ou d’une divination pour la prédiction. La prévision s’inscrit dans un démarche « rationnelle » qui s’appuie sur une analyse des faits dont on extrapole des « lois » qui, même si l’incertitude conduit à ce qu’elles ne se reproduisent pas systématiquement, permettent de formuler une prévision « raisonnable ». La prévision est donc une vision qui s’appuie sur un raisonnement logique fondé sur une observation du passé et des faits. La prévision relève d’une forme de rationalité car elle puise sa vérité dans des lois causales que la réalité à venir peut certes invalider mais qui ont été identifiées et approuvées dans le passé. En revanche, la prédiction relève du divinatoire. La prédiction est le fruit de l’intuition de l’oracle (en latin oraculum signifie « parole de Dieu ») ou des Sybiles, ces femmes qui étaient supposées avoir des dons de prophétie. Comme le souligne Alain Vulbeau à propos de la thèse en Sorbonne d’Elisabeth Teissier, la voyante de François Mitterrand, qui avait en son temps soulevé une polémique : « la tentation est grande de passer des prudences prévisionnelles et parfois des divergences entre scénarios de la prospective au réconfort (ou aux frayeurs) de l’imaginaire astrologique. Autrement dit, de modifier la sentence bien connue “Gouverner, c’est prévoir”, en une adaptation irrationnelle qui pourrait se formuler ainsi : “Gouverner, c’est prédire”. »[6]

Aussi, est-il dangereux de s’en remettre à des algorithmes comme on se plierait aux paroles d’oracles qui nous imposent une prédiction devenue vérité absolue, nous promettant un avenir sur lequel nous n’aurions plus prise, réduisant notre libre-arbitre à choisir le fournisseur d’algorithmes qui nous inspire le plus comme on entre en religion. Michel Godet rappelait ainsi que « toute forme de prédiction est une imposture, lʹavenir nʹest pas écrit, mais reste à faire. Lʹavenir est multiple, indéterminé et ouvert à une grande variété de futurs possibles. Ce qui se passera demain dépend moins de tendances lourdes qui sʹimposeraient fatalement aux hommes que des politiques menées par les hommes face à ces tendances »5.

Une fois de plus, en matière digitale comme en toute autre, prenons les outils pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des prolongements de la main de l’Homme, de son esprit et de sa volonté. Et ne nous affranchissons ni du courage et de la prise de risque que suppose toute décision, ni des remises en cause et des bouleversements culturels qu’exigent les mutations du monde contemporain.

[1] Burns, T., & Stalker, G. M. (1961). « The Management of Innovation ». London: Tavistock

[2] Bernouilli ou d’Alembert au 18ème siècle

[3] Knight, F.H. (1921). « Risk, Uncertainty and Profit. » Boston, MA: Hart, Schaffner & Marx; Houghton Mifflin Co.

[4] Beck, U. (1992). « Risk Society: Towards a New Modernity » New Delhi: Sage.

[5] Cahiers du LIPSOR n°5 – La boîte à outils de prospective stratégique, « DE LA RIGUEUR POUR UNE INDISCIPLINE INTELLECTUELLE » Juin 2004

[6] Vulbeau, A. (2005). « Prédiction et prévision. » Informations sociales 8/2005 (n° 128), p. 55-56