L’espoir d’un bien-être, l’ambition d’une harmonie de vie – qui passe vraisemblablement par un équilibre entre les temps de l’activité privée et ceux de l’activité professionnelle – dépend certainement de tout autre chose que le maintien coûte que coûte d’univers étanches, tout aussi imaginaires qu’improbables.

Certaines habitudes françaises sont sources d’étonnement chez ceux qui parcourent le monde, bras ouverts et regard lucide. Il en va ainsi par exemple de cette tendance aux interminables débats sur les risques et les menaces de toute novation lorsque, dans le même temps, les « autres » les ont déjà massivement adoptées, pour le meilleur et pour le pire. Il en va également ainsi de cette propension à d’abord s’interroger sur le partage de ce que l’on n’a pas encore gagné plutôt que de se donner les moyens de l’obtenir. Si ce n’est enfin l’exemple de cette tradition de râleurs toujours plus enclins à se plaindre de l’imperfection de leur confort, oubliant leur privilège de ne pas être soumis à l’inconfort des autres, tant ils sont tétanisés à l’idée de pouvoir le perdre. En résumé, d’études en enquêtes, les français, champions du monde du pessimisme1 et les plus râleurs2 au monde. Une réalité, très certainement caricaturée, que me rappelait pourtant un ami étranger tout aussi francophile, francophone qu’observateur attentif de ce monde : «Les français, vous pleurez avant d’avoir mal !»

Faut-il y voir l’une des raisons pour lesquelles la France reste parfois à la traîne d’évolutions pourtant inéluctables ? Lorsque les français, forts de leur expérience du Minitel, débattaient des avantages et inconvénients de l’Internet à la fin des années 90, les autres le créaient, le composaient, lui donnaient corps, le faisaient vivre et en profitaient. Les français discutaient déjà des risques du télétravail à cette même époque quand les pays du Nord l’adoptaient concrètement. Et aujourd’hui ? Les Technologies de l’Information, notamment dans leur déclinaison mobiles et sociales, sont l’objet de débats comme déterminants de la porosité des frontières entre vie privée et professionnelle, dont il faudrait impérativement préserver l’étanchéité.

Or, il y a dans l’existence même de ce débat sur les «frontières» entre deux vies, l’une privée et l’autre professionnelle, des sous-jacents qui mériteraient qu’on s’y attache plus en détail pour éviter que le glissement discret de la notion « d’équilibre » vers celle de « frontières » ne témoigne de la victoire de postures idéologiques, au demeurant nuisibles à la finalité que l’on devrait poursuivre, c’est-à-dire celle du « bien-être » des personnes.

Car enfin, c’est bien l’idée d’un «équilibre» de vie – privée et professionnelle – qui devrait être visée. Or, la matérialisation du concept d’équilibre par des frontières ressemble à une représentation saugrenue et manichéenne. Cette traduction du besoin légitime d’harmonie en une érection de frontières révèle peut-être même une forme inquiétante de dogmatisme. L’espoir d’un bien-être, l’ambition d’une harmonie de vie – qui passe vraisemblablement par un équilibre entre les temps de l’activité privée et ceux de l’activité professionnelle – dépend certainement de tout autre chose que le maintien coûte que coûte d’univers étanches, tout aussi imaginaires qu’improbables.

L’enjeu est pourtant d’un ordre plus ambitieux car il s’agit en réalité de la possibilité d’une harmonie entre «ce que l’on fait» et «ce que l’on est». Or, remplacer l’espoir d’un possible équilibre entre envie de bien-être et contrainte de la réalité par une représentation tendancieuse de cette même réalité revient à abandonner l’idée même d’un meilleur possible. En l’occurrence, parler de «frontières» revient presque à affirmer l’impossibilité d’une harmonie. Ne serait-ce pas là le meilleur moyen de créer un sentiment d’impuissance pourtant source avérée de souffrance ?

Au lieu d’alimenter ainsi le débat, de manière presque aussi naïve qu’idéologique, deux questions simples pourraient être posées :

  • Est-il souhaitable d’établir une frontière entre vie privée et vie professionnelle ?
  • Est-ce possible d’établir une frontière entre vie privée et vie professionnelle ?

La première question appelle deux remarques qui montrent à quel point ce thème devrait faire l’objet d’une réflexion sur notre rapport au travail.

D’abord, un salarié est un être humain qui ne fait qu’un et ne se « découpe » pas en deux personnes l’une au travail, l’autre ailleurs. Il n’a en effet qu’une seule vie, bien que faite d’activités et de temps différents.

Et cette première remarque appelle la seconde : de la «personne» au «personnage», il n’y a qu’un pas trop vite franchi. En d’autres termes, en offrant une représentation manichéenne qui repose sur une frontière artificielle entre deux univers dans lesquels nos vies ne seraient pas les mêmes, on entretient inconsciemment l’idée de la nécessité de jouer des rôles incompatibles entre eux. Une même personne peut naturellement exercer les rôles de personnages différents à des moments différents de sa vie, sans pour autant être nécessairement incompatible avec ce qu’elle est.

Or, le jeu d’acteur auquel il est ici implicitement fait référence peut nourrir un sentiment de mascarade source de dissonance – donc de stress – lorsque les valeurs de la personne sont battues en brèche par celles qu’exigent les jeux des personnages qu’elle incarne, au travail ou ailleurs. Autrement dit, en posant le postulat de deux mondes qui devraient être étanches entre eux, on entretient plutôt l’idée qu’un monde est néfaste pour la personne et ne doit donc pas pénétrer l’autre, celui du domaine privé, celui de la « vraie » personne. Et à observer certains discours, cette intrusion est bien souvent présentée comme unilatérale. Cette représentation du rapport de l’Homme au travail relève d’une idéologie selon laquelle le travail est nécessairement souffrance, jamais réalisation, ni épanouissement, ni œuvre.

La réponse à la seconde question est plus simple, si l’on reste pragmatique. En pratique, il est en effet presque impossible d’établir une frontière étanche entre ces deux espaces tant la réalité s’y oppose, et ce pour de multiples raisons qu’il est inutile de développer en détail ici. En revanche, l’une d’entre elles fait souvent l’objet de polémiques entre les militants du « pour » et les défenseurs du « contre », à savoir les Technologies de l’Information et l’ubiquité qu’elles permettent. On voit là encore poindre des relents idéologiques dont les ellipses sont limpides : les technologies qui rendent possible ce qui n’est pas souhaitable sont responsables de l’advenue de ce dernier, quand bien même favorisent-elles concrètement l’émergence d’un possible désiré. En pointant alors ainsi du doigt l’outil, on déplace le débat sur un terrain simpliste qui permet d’affirmer ses postures plutôt que de traiter les véritables problèmes. Il est vrai qu’il est plus confortable de s’affranchir de la question de fond, c’est-à-dire de la manière dont on utilise les moyens mis à disposition par le progrès technique.

En résumé, certains débats probablement très franco-français sur le thème de la vie privée / vie professionnelle confinent à l’affrontement de postures alors que plusieurs questions essentielles et légitimes pourraient faire l’objet de réflexions réellement utiles, pour les personnes comme pour l’entreprise :

  • Sur un plan concret, comment réussir à définir des limites aux usages abusifs que font les personnes des Technologies de l’Information et à faire respecter au quotidien des règles élémentaires de « savoir-vivre ensemble », malheureusement régulièrement mises à mal, dans la vie professionnelle comme ailleurs, technologies ou non ?
  • Sur un plan individuel, comment appréhender et gérer le rapport qu’il faut nécessairement entretenir entre ce qui est personnel, donc privé, et les rôles publics que l’on exerce, notamment dans le cadre d’une activité professionnelle, tout en restant en harmonie avec ce que l’on est ?

Et enfin, sur un plan collectif, poser la question du travail et de ce en quoi son organisation dans un cadre et un moment donné, celui de l’entreprise contemporaine en l’occurrence, crée un terreau favorable à l’épanouissement et à l’équilibre des individus plutôt que l’inverse.


1- Selon une enquête réalisée dans 53 pays par BVA pour Le Parisien en 2011 : «Voice of the people, les perspectives économiques 2011»
2- Selon une étude du groupe de recherche britannique FDS, publiée en 2007 : “Ce que veulent les travailleurs – une étude mondiale des attitudes face au travail et à l’équilibre entre travail et vie